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Là, je craque

Pas de plan serré sur son visage. L’homme est assis sur une chaise, dans un décor sombre et minimal. Il est grand, costaud, soixante-dix ans, peut-être plus. Sympathique, un peu bourru, il raconte son histoire, son point de vue sur et dans l’affaire, le rôle qu’il a joué. Il sait y faire, il a du caractère et le sens du récit. Le genre d’homme qu’on écoute quand il parle.

Soudain, il avale sa voix, le souffle lui manque, les mots aussi, il s’interrompt, esquisse un sourire gêné, reprend péniblement, s’étrangle à nouveau. Puis, c’en est trop. Il baisse la tête et se passe la main sur le regard. On entend ses larmes déborder, sa poitrine se serrer.

Il expire : « c’est dingue…là, je craque. » On le sent étonné. Puis il essuie ses yeux avec ses larges paumes en reniflant lourdement.

« Là, je craque ». Je n’avais jamais relevé cette expression avant ce jour, avant de voir cet homme qui pleure et pense qu’il craque. Est-ce qu’on « craque » quand on pleure ?

Ce n’est pas vraiment de lui que je voulais vous parler mais de ça.

Moi aussi, je l’ai employée cette expression (je craque, je sens que je vais craquer, faut pas craquer, craquaaaage), et elle en dit long sur certaines idées qu’on se fait sur soi, sur la vie et la vulnérabilité.

Bon sang, on ne se fissure pas, on n’explose pas en mille morceaux, on ne se déchire pas, et surtout on n’est pas défaillant dès lors qu’on pleure, crie ou toute autre façon qu’a le corps de mettre en chair nos maux. On n’est pas des feuilles, on n’est pas des noix.

Quand on dit « je craque », on sous-titre instantément « je ne devrais pas ».

On s’envoie un colis piégé. Une sentence déguisée en aveu.

Quel accueil on réserve à nos larmes ?

Est-ce qu’elles interrompent le récit ou est-ce qu’elles en font partie ?

Vasteville

J’ai rejoué à Wikipédia, donne-moi une idée de contenu. L’article au hasard : Vasteville. Je ne sais pas bien quoi en faire sincèrement mais je vis un bonheur très simple de découvrir ce très beau nom de Vasteville.

C’est tout près de la pointe finale du Cotentin.

Autour, on y trouve paraît-il des ruisseaux nommés « De Bival », « Du Val Tolle » et « Des Noës ». Je dis paraît-il parce que j’ai envie d’aller vérifier sur place maintenant que je suis envoûtée.

Vasteville, ça viendrait de l’ancien normand -vast, -wast : des terres en jachère ou en friche (merci wikimanche, et je te découvre toi aussi ce soir). Vasteville m’évoquait simplement l’étendue, la promesse des grands espaces. Les dunes et la mer. Finalement, ça me plaît de ne pas savoir si ça désigne la jachère ou la friche. Un repos travaillé ou un repos d’abandon.

Un homme appelé Jean Fleury y est né en 1816. Professeur, rédacteur, il est parti vivre en Russie en 1857, prendre un poste de gouverneur et il y est resté pour enseigner. On ne sait pas trop pourquoi, d’où vient cette histoire de gouverneur. Et en combien de temps a-t-il fait le trajet, c’était récent le train, est-ce qu’il a pris le train, à quoi ressemblait Saint-Pétersbourg à cette époque-là, qu’a-t-il pensé, senti en arrivant là-bas, qu’a-t-il pensé, senti en revenant en France 35 ans plus tard.

Il écrivait des poèmes, dont celui-ci :

« Que l’ombre y soit touffue et que l’herbe y gazonne,
Que le pinson y chante et la mouche y bourdonne,
Qu’on entende les cris des oiseaux querelleurs.
Loin des prés odorants, loin des coteaux fertiles,
J’ai vécu de longs jours exilé dans les villes,
Laissez-moi m’endormir au doux parfum des fleurs. »

Goûter les questions sans y répondre

Vous connaissez peut-être l’émission Boomerang sur France Inter ? Un petit malin s’est amusé, sur Twitter (@QuestiTrapenard), à compiler toutes les questions qu’Augustin Trapenard pose à son invité.e chaque jour.

Le délice tient au fait de découvrir ces questions hors contexte, sans conversation tissée autour. Il n’y a rien pour les tenir, elles sont sans filet, sans justification. Certaines questions n’ont plus aucun sens et c’est hilarant (si, si), d’autres sont formulées simplement et vous plongent malgré tout dans l’incertitude ou la béatitude, d’autres encore frisent le court-circuit mental.

A les lire en masse, les unes à la suite des autres, il se produit une chose rare : on finit par ne plus chercher de réponse. Soudain, les questions peuvent rester en suspens. On les savoure. La délicatesse, la maladresse, l’absurde, la brute beauté. On finit par espérer que le fil ne s’arrêtera jamais. On les goûte sans même y répondre.

On peut aussi bien sûr les attraper et voir où ça nous mène. Je n’ai pas encore écrit de contenu à partir de ces questions, mais c’est prévu, c’est prévu.

Alors j’ai envie de vous partager quelques-unes de ces questions, à consommer sur place ou à emporter :

Qu’est-ce que vous avez peur, pour autant, de voir disparaître, aujourd’hui ?
Qu’est-ce que vous allez chercher chez les autres, vous ?
Mais qu’est-ce qui fait un bon yaourt ?
Ça vous inquiète ?
Qu’est-ce qui vous « blue », vous, comme on dit en anglais ?
Et pourquoi le piano ?
Qu’est-ce qui vous met en colère, aujourd’hui ?
Quand est-ce que, vous, vous vous êtes sentis capables de dire « moi aussi » ?
Comment ça s’explique, ça ?
De quel changement, de quelle révolution est-ce que vous rêvez, en fin de compte ?
Comment on fait pour saisir l’épuisement qui s’installe sur un visage ?
À quoi est-ce que vous ne vous soumettez pas, vous ?
Le plaisir, vous le trouvez où, aujourd’hui ?
Comment on fait pour ne jamais se répéter ?
À quoi ça sert, un modèle ?
Sur quelle planète est-ce que vous avez l’impression de vivre, vous ?
Vous arrive-t-il de voir tout jaune, vous ?
Le français, quelle langue est-ce que c’est, pour vous, encore aujourd’hui ?
Comment on se sent quand on est enfin dans la lumière ?
C’est difficile d’écrire ou est-ce que ça coule ?
Se réapproprier son corps, ça passe par quoi, alors ?
Vous pensez à la chute, à ce moment-là ?
À cet égard, quel espace de liberté ont représenté Internet et les réseaux sociaux, pour vous ?
En fin de compte, à quelle question vous a permis de répondre le cinéma, tiens ?
Qu’est-ce que vous voyez, là, maintenant, tout de suite ?
Mais qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
Qu’est-ce qu’il y a de plus vulnérable chez vous ?
Ça voudrait dire qu’écrire, c’est aussi s’absenter du monde ?

Sans comptes à rendre

J’avais une liste d’à-faire longue comme le bras et j’ai ruminé ma journée à y penser sans en faire le début d’un bout. Le stress monte car certaines choses doivent quand même être bouclées d’ici demain. Passion dernière minute, nous voilà !

Aujourd’hui, j’avais surtout besoin de me reposer et de sentir que le temps peut s’écouler librement, qu’on peut l’habiter sans comptes à rendre. Mes journées manquent de vide dernièrement, et je sais combien j’ai besoin de vide, de silence, d’heures vagabondes, d’espaces flânés.

Je me note pour des prochaines fois qu’il est bon parfois d’ajouter dans sa liste d’à-faire une puce pour « rien ». S’offrir un peu de temps à perdre, plutôt que de le voler.

Encore et encore me dépayser

Troisième soir de rien. Je vois passer le train dans la nuit qui n’attend pas, ça marche pas ; je me rappelle que le contenu peut monter du bas vers le haut, ça marche pas ; je me souviens qu’on peut plonger sans savoir nager, ça marche pas. Je me sens saturée de pensées et vide d’inspiration : un cocktail franchement douteux.

Un jour, en brouillon je me suis notée : « On n’écrit pas pour dire qu’on n’a rien à dire. C’est ça l’astuce. Point barre. » Très chère moi, je te trouve bien définitive et tyrannique ! Ce soir, j’écris même si je n’ai rien à dire. C’est pas l’astuce certes, point barre quand même.

Ça fait trois jours que je tourne autour de cette vidéo que j’adore, qui figure au palmarès de mes ressources clés.

Je tourne autour parce que je ne peux pas la commenter. Tout est dit, tout est parfait. L’un de mes plus beaux souvenirs, l’un de mes plus beaux choix, c’est d’être partie seule en voyage plusieurs mois. Rien à voir avec les expéditions d’Isabelle Autissier, mais quand je l’écoute, je revis un peu de ma petite aventure. 

Jour je-ne-sais-pas-combien du défi, je n’ai rien écrit.

J’ai envie d’écouter tout le silence à l’intérieur.

Envie d’encore et encore me dépayser.

Le vautour et le vivant

Je côtoie quelques personnes qui n’ont presque peur de rien, qui n’ont jamais eu de problèmes pour s’affirmer, prendre leur place, faire des choix, décider, qui ont rarement douté de leurs envies et de leurs capacités. Ils ne sont pas nombreux ces gens, je vous l’accorde. Toutefois, pour de vrai, il y en a. Quelques-uns. Je peux apprendre des choses de ces personnes, mais au-delà du plaisir de les fréquenter, leurs histoires ne m’intéressent pas tant que ça.

J’ai souvent eu peur d’être un vautour, accro au drame, à ne m’intéresser qu’aux histoires qui témoignent du doute, des trébuchements et de la vulnérabilité. Je comprends maintenant que j’étais, et suis toujours, en fait captivée par le cheminement en tant que tel, par tous les récits qui me laissent entrevoir des évolutions, des errances, tous les pas francs ou hésitants qu’on peut faire en direction de soi. Peu importe que la leçon soit apprise, la destination atteinte, la difficulté dépassée. Tant mieux si elle l’est ! Mais je vais aimer ton histoire qu’elle le soit ou pas.

Ta photo au sommet du Kilimandjaro ne sera jamais aussi inspirante que le récit de ton ascension. Et même si tu n’avais pas touché le point culminant, je t’écouterais tout aussi avide et fascinée.

Ajoutons que l’histoire inspirante n’exige rien d’aussi exotique ou spectaculaire… peut-être que l’exploit du jour sera pour toi d’apprendre à cuisiner ce gâteau, de faire cette vidéo, d’écrire ce poème, de monter sur un vélo, de passer près du chien qui aboie, de parler de ce que tu fais, de ce que tu vends, de communiquer tes prix, de dire non, de dire oui. Je précise que certaines choses dans cette liste sont à mes yeux tout à fait exotiques et spectaculaires. La preuve que chacun ses embûches et son parcours.

Et ça m’intéresse de savoir tout ce que tu traverses de toi, les sentiers que tu empruntes, les demi-tours, les heures de marche, les heures de rien.

Je ne suis pas un vautour. Le charognard cherche la mort, lui tourne autour, et je me rends compte, grâce à plein de gens formidables qui cheminent alentour, que je ne fais que chercher, obstinément, le vivant.

Au pays des rêves qui ne sont pas les tiens

Voilà ce qui se passe quand tu réalises le fantasme de quelqu’un d’autre au lieu du tien.

J’ai eu mon père au téléphone pendant le week-end. Il voulait savoir comment s’était passée cette première semaine dans mon nouveau boulot, il me demande tout excité « comment c’est cette nouvelle vie ». Je lui précise que c’est pas vraiment une nouvelle vie hein. Je parle du bon accueil qu’on m’a réservé, puis de la fatigue, de la difficulté d’enchaîner les journées au bureau et les soirées en cours. « Ça fait beaucoup, je ne sais pas encore ce que ça va donner. » Je le sens déçu, le ton de sa voix change. Il y a de la compassion, mais pas seulement. « Oui, oui, c’est sûr, ça fait beaucoup. »

Ce job, c’est la classe à ses yeux, je sais qu’il est fier. C’est son fantasme à lui que je suis en train de réaliser. Je le savais en acceptant ce travail, je savais que j’allais exactement là où on m’attend, là où lui m’attend.

C’est son fantasme à lui, et à force de chercher la fierté dans sa voix, c’est devenu mon fantasme à moi. 

Ma « nouvelle vie », c’était pas lundi 4…vraiment pas. C’était plein d’autres moments du calendrier, ces derniers mois tout particulièrement. C’était souvent des choix sans éclat dont personne ne pouvait se réjouir à part moi.

D’ailleurs, personne n’a le devoir de s’en réjouir pour moi (c’est très important ça).

Ma prochaine nouvelle vie, elle va commencer quand je renoncerai à cette chaleur dans ta voix, quand j’arrêterai de séjourner au pays des rêves qui ne sont pas les miens.

J’ai hâte de vous écrire depuis l’autre rive, une carte postale de mon pays.

Le sens de l’inspiration

Après avoir écrit mon contenu d’hier (« La quête infinie des cartes enfouies »), j’ai ouvert quelques newsletters dont celle d’Austin Kleon et j’y ai découvert cet article qui aurait pu très bien le compléter : « Pourquoi c’est difficile d’imiter des dessins d’enfant ? « .

En réponse à cette question qu’on lui pose, Austin suggère que les enfants vont aux extrêmes de leurs capacités pour dessiner, tandis que les adultes, pour les imiter, se retiennent en quelque sorte.

Puis il fait part d’une hypothèse beaucoup plus intéressante selon lui, celle de Linda Barry, dessinatrice de bande dessinée. Elle dit : « Un dessin d’enfant ce n’est pas le trait, c’est le geste. C’est le mouvement naturel humain. On voit ça aussi chez les scientifiques…regardez comment ils bougent leurs mains sur le tableau pendant qu’ils réfléchissent. (…) Ce que j’ai fini par comprendre c’est : et si c’était à ça que le trait ressemblait, non seulement quand vous avez une idée, mais que le trait lui-même vous donne une idée« .

« C’est ce que les gens oublient ou ne soupçonnent pas : le dessin peut non seulement aller de votre tête à la page mais aussi et surtout remonter de la page à votre main jusque dans votre tête. Voilà le type de dessins que font les enfants. Ils dessinent et ils voient ensuite ce qu’ils sont en train de dessiner.« 

Oui, oui, oui, mille fois oui. Le trait lui-même vous donne une idée, le dessin remonte de la page vers la main jusqu’à la tête. Je parle finalement beaucoup beaucoup de ça ici, je crois que j’ai tout simplement besoin de me le répéter, encore et encore ! Moi qui tant de fois reste figée face à la page, face au commencement, qui demeure immobile de peur d’effrayer les fragiles petites bêtes qui s’invitent dans ma tête. Souvent et à tort persuadée qu’il s’agit de faire descendre des idées, de faire en sorte que le tracé reproduise fidèlement ce que je me suis imaginée. Comme si la création ne connaissait qu’une trajectoire : celle du haut vers le bas.

Pourtant, je constate bien, et avec joie, que le mouvement, le geste, le faire nourrissent et transforment profondément tout ce que ma tête peut comploter seule dans son coin. Que l’immobilité ne préserve rien et chasse au contraire toutes les chances de créer. Je vois comment l’inspiration circule, du bas vers le haut. On sent bien, c’est corporel, que parfois ce sont les mots qui nous emploient.

Et je suis totalement fascinée par ces processus, beaucoup plus d’ailleurs que par les résultats.

Créons, créons, créons et voyons ensuite ce que nous sommes en train de créer.

La quête infinie des cartes enfouies

Ce sont des amoureux de la beauté et du travail bien fait. Ils terminent l’Ecole Boulle, prestigieuse école des métiers d’art et du design, et passent leur dernière année à travailler sur une seule et même pièce. C’est sur cette pièce qu’ils seront jugés pour obtenir leur diplôme. On les voit se débattre avec de la résine qui n’a pas séché, du métal gâché, des problèmes d’angles et de gabarits, faire d’innombrables allers-retours entre leurs espoirs et la réalité. Ils savent et savourent le luxe que c’est de pouvoir passer une année entière sur le même objet.

Documentaire À l’école des mains d’or – à l’école Boulle de Laetitia Agostini (2016, 50min)

Je retire tellement de choses à les regarder et à les écouter. Ça résonne avec toutes mes obsessions pour le travail, le temps, la qualité, l’apprentissage, le rêve et la matière, l’oeuvre qui s’affranchit de l’idée, le geste qui transforme la pensée.

Voici quelques extraits :

« La vitesse je l’acquerrai après, avec l’expérience, moi ce qui m’intéresse c’est d’acquérir de la technique et de savoir faire les choses bien. »

« C‘est le dernier pied. C’est le pied qui est le plus dans l’esprit de mon projet, c’est le pied transparent. Je sais pas vraiment ce que ça va rendre. J’ai fait des rendus 3D avec les effets que ça pourrait faire la résine. Mais bon la 3D, ça reste une 3D, c’est pas la réalité. J’aimerais bien voir dans la réalité ce que ça va faire. »

« C’est l’excellence, vue comme l’expression d’une très grande solidarité, et d’un goût pour l’art et les choses bien faites, pour la qualité… c’est pas quelque chose qui se nourrit de passions troubles, de quelque chose qui aurait à voir avec la vanité. Pas du tout, c’est une excellence qui se nourrit d’une certaine forme d’humilité. »

« La main elle est l’outil qui dirige l’oeil et la pensée ».

« Ce qu’on amène à l’objet, ce qu’on veut y mettre de soi, ça nous amène à nous poser la question : mais qui on est ? qu’est-ce qu’on veut faire passer comme valeurs ? »

« Je sais que j’ai encore des cartes enfouies en moi que j’ai besoin de sortir, pour peut-être avoir le bon jeu ou pas. Mais voilà, je suis pas encore moi-même, il me faut un peu de temps pour dévoiler tout ça. »

Ils sont beaux dans cette quête infinie de leurs cartes enfouies. Je m’inspire de leur ténacité et de leur ingéniosité. J’ai un projet qui pour l’instant ne ressemble à rien, je ne sais pas encore du tout ce que ça va rendre, je vais travailler patiemment la matière et les formes, je vais essayer de m’entourer des meilleurs, et je vais laisser la main guider l’oeil et la pensée.

Le temps qu’il faut

J’ai entamé trois contenus différents ce soir, je ne sais pas par quel bout attraper l’un ni par quel bout lâcher l’autre, ils s’emmêlent, se font des noeuds, les mots sont las. Je jette un oeil en haut à droite de l’écran : 23h01, et là c’est moi qui suis lasse. Je peste : que de temps perdu, tu pourrais avoir déjà terminé si tu t’étais décidée. Dodo, ce serait plié.

« Que de temps perdu ». « Que de temps perdu ». Je m’arrête.

Cette errance-là, quand tu ne sais pas mais que tu essaies, ce n’est pas du temps perdu, c’est le temps qu’il faut.

Les mots qui se font la malle, les phrases qui veulent pas se mettre à l’endroit, et qu’est-ce que je voulais dire déjà : c’est pas du temps perdu, c’est le temps de le faire.

Et ça j’ai l’impression de l’oublier toutes les 2 minutes, façon Dory dans le monde de nemo.

On ne parlera jamais assez du temps que les choses prennent. Je reprends des études cette année, c’est passionnant et excitant, mais parfois comme hier soir : c’est juste le vide sous mes pieds. Le cours était difficile, le prof impatient, je ne comprenais rien, j’avais les larmes aux yeux d’orgueil et de fatigue. J’échangeais des regards SOS détresse avec d’autres qui ne comprenaient pas non plus, et je jalousais férocement ceux qui semblaient avoir une ampoule au-dessus de la tête.

C’est tout bête en fait. Je vais avoir besoin de temps : j’apprends. Est-ce que c’est du temps perdu quand on ne sait pas mais qu’on essaie ?

Personne ne t’attend

Je suis attendue à 9h30 au fond de la cour près de l’escalier E. Je commence un nouveau travail aujourd’hui. Il fait nuit noire dehors, c’est la belle saison. Je me suis levée un peu plus tôt que nécessaire pour pouvoir écrire. Niveau d’émotions au bord de ce premier jour : lave-linge essorage 1600 tours.

C’est un bon job, bon feeling avec les personnes rencontrées au fil du recrutement, bonnes conditions, bonnes missions, bonne réputation.

C’est tout bon.

Sauf que… (parce que la vie serait tellement moins drôle sans contestation).

On dit que l’entrepreneuriat peut parfois être une fuite amère du salariat. L’inverse est vrai aussi : le salariat peut devenir une fuite totale. On s’y réfugie pour éviter tous les regards inquiets, toutes les questions sans réponse. Pour éviter d’aller là où personne ne nous attend.

Il t’en faut du courage, toi qui crées et organises chaque jour ton activité (qu’elle soit entrepreneuriale, artistique ou autre), toi qui portes à bout de bras ton projet. Peut-être qu’aujourd’hui personne ne t’attend à 9h30 au fond de la cour près de l’escalier E, mais tu y vas quand même. Tu n’attends pas qu’on t’attende.

Ce matin, je t’admire plus que jamais.

Une idée est toujours mauvaise

En 2011, j’avais une idée de film. Je vous la fais courte : c’était l’histoire d’un vieux monsieur à Brest, veuf et un chouïa déprimé, qui ne sait pas nager. Il se rend pourtant chaque jour à la piscine municipale et grimpe jusqu’au plus haut plongeoir. Il est chaque jour rattrapé par le maître-nageur tantôt excédé tantôt pris de pitié. Ce n’est pas qu’il veut mourir, c’est qu’il veut plonger. Il voit régulièrement son fils et sa fille mais la communication est difficile, le lien distendu. A la télé, un jour, il découvre les plongeurs de falaises d’Acapulco et c’est décidé : direction le Mexique. Tout le monde essaie de l’en empêcher mais il plie bagage et le voilà traversant fièrement l’Atlantique. Je ne me souviens plus trop de ce qui se passe là-bas, mais il rencontre une dame qui cultive plein de grosses fleurs dans son jardin et qui lui offre la chaleur et l’espoir qui lui manquaient. Dans ma tête, c’était moins niais mais j’essaie de faire vite.

Le reportage sur les plongeurs d’Acapulco

Pour ce film, dont je n’ai finalement jamais écrit une ligne, je savais qui devait jouer mon vieux monsieur : Jean Rochefort. C’était lui, je le voyais, il n’y avait pas d’alternative possible. Il me fallait son élégance, et son comique malgré lui, sa douce folie.

Ce film, j’y songeais beaucoup. J’en parlais autour de moi, si bien que quand quelqu’un voyait Jean Rochefort à la télé ou au cinéma, puis quand il est mort, on me disait, on m’a dit tiens, j’ai pensé à toi.

Mais ce film, c’est resté une idée. Une idée sans travail, une idée délaissée.

Dans une émission radio, Christine Angot (dont je n’ai encore rien lu) parle de l’écriture, de son travail d’écriture. Elle en parle durement, paraît très énervée, et bizarrement c’est passionnant à écouter : « Toutes ces pages que j’écris les premiers mois, c’est une espèce de destruction de toutes les idées qui viennent. Qui sont toutes mauvaises. Une idée est toujours mauvaise. Toujours. Le principe de l’idée, c’est qu’elle est mauvaise. Donc : il faut les supprimer au fur et à mesure.« 

Je ne sais pas si une idée est toujours mauvaise, mais il s’agit bien, oui, de détruire les idées. Parce qu’une idée est toujours facile, toujours trop belle pour être vraie. On peut penser qu’elle brillera plus longtemps si on la met à l’abri de la lumière du jour. On la laisse dans un écrin, et on n’en fait rien.

J’essaie de ne plus trop aimer mes idées, parce que c’est tentant de les sacraliser, on finit par avoir cette peur absurde de les « gâcher » en essayant d’en faire quelque chose dans la réalité.

J’essaie d’apprendre à jouer avec mes idées. Choisir lesquelles sont pour moi, lesquelles seront pour d’autres (oui, parce qu’une idée qu’on a n’est pas toujours pour soi, qu’est-ce que c’est fourbe ces bêtes-là). Développer le goût de faire, de fabriquer. Se laisser suprendre par ce qui survient quand on plonge sans savoir nager, par ce qui surgit quand on lâche l’idée.

10 mètres de haut

Sauter (ou pas) d’un plongeoir de 10 mètres de haut. J’ai repensé à ce film formidable en préparant un contenu, et finalement il s’y substitue en attendant que mon texte soit fait.

Ecrire, je me rends compte que c’est vraiment pas sauter une bonne fois pour toutes, c’est remonter chaque jour sur le plongeoir.

https://vimeo.com/154583964
HOPPTORNET (TEN METER TOWER) – Axel Danielson & Maximilien Van Aertryck