Où est-ce que tu ne te sens pas chez toi ?

J’étais en « déplacement » hier soir et aujourd’hui. (Drôle d’expression d’ailleurs : « être en déplacement »…comme si on nous avait bougé malgré nous sur un échiquier.)

La journée se déroulait dans un très bel endroit, un truc un peu exceptionnel même.

Le concept de ce lieu, c’est que tout est fait pour se sentir chez soi. Bienvenue à la maison, nous dit-on droit dans les yeux à l’arrivée.

Certes, j’y étais pour le boulot, avec sa dose de stress et de je-sais-pas-ce-que-je-suis-en-train-de-faire-je-vais-pleurer-non-ça-va-aller-tiens-bon-pense-aux-arbres-et-à-la-vraie-vie, mais d’hier soir à cet après-midi, je n’ai pas arrêté de me dire justement que je ne me sentais pas « chez moi », pas à ma place, pas là où j’ai envie d’être.

J’avais partagé quelque chose sur ces endroits (pas forcément au sens géographique) où on se sent chez soi.

Bien sûr, il existe aussi des choses, des personnes, des conversations, une atmosphère au milieu desquelles vous vous sentez à l’inverse très très loin de votre foyer, de vos résonances. Où vous vous sentez carrément « en déplacement ».

Je ne sais pas dire précisément à quoi ça tient pour ça non plus. On le sent, c’est tout. L’ennui, c’est que j’y étais pas par hasard, j’ai pas sonné parce qu’il y avait de la lumière. J’ai fait plein de choix qui m’ont menée aujourd’hui jusqu’à cet endroit, j’ai en partie cherché, voulu ce lieu.

À un moment, j’ai cru qu’on pouvait rester longtemps, voire toute une vie, « à côté de soi ». J’ai changé d’avis, on n’est jamais complètement à côté de soi. C’est pas possible.

Les trucs chiants, les trucs qui ne nous ressemblent pas mais qui prennent de la place dans nos vies, c’est un peu de nous aussi. Il y a un peu de moi dans cet endroit où je ne me sens pas chez moi. Et c’était peut-être ça le plus gênant finalement. Je n’ai pas aimé ce miroir de désirs périmés qu’on m’a tendu toute la journée.

J’étais pressée de reprendre le train, ce soulagement pendant le trajet : regarder la nuit tomber sur des centaines de pavillons, imaginer la vie des autres derrière ces fenêtres, voir se dessiner la lune progressivement ; je me sentais en fuite et furieusement libre.

Je suis fan des fuites. Je sais que ce n’est pas un mode de vie, pas un mode d’emploi mais j’ai des souvenirs très grisants de plusieurs moments comme ça où la joie du départ est si forte qu’on en oublie le fait même qu’on ne sait pas où on va.

S’absenter du monde

C’était une des questions d’Augustin Trapenard : « Ça voudrait dire qu’écrire, c’est aussi s’absenter du monde ? »

S’il s’agit du vieux débat, écrire la vie ou la vivre, etc., je ne réponds pas. À une époque, je me les suis posées ces questions-là mais aujourd’hui, elles n’ont plus de sens pour moi.

Et ce challenge me confirme encore plus que

si j’écris, je suis là

si j’écris, je ne m’absente pas

je réponds présente, je prends part, je cohabite.

En revanche, si la question est « de quoi faut-il s’absenter pour écrire ? », là ça m’intéresse.

Deux fois pendant ce challenge, je suis partie plus tôt d’une conversation, d’une soirée pour avoir le temps de rentrer, de m’attabler et de pianoter sur mon clavier, je me suis littéralement absentée du monde pour écrire, oui. Je n’ai rien dit, rien expliqué de mon empressement. Et je partais avec un sourire en coin vers ce rendez-vous secret, car personne ne sait, à part vous si vous me lisez, que je participe à ce défi.

Elizabeth Gilbert dans l’indispensable Comme par magie nous recommande d’entretenir une liaison avec notre créativité : « Sneak off and have an affair with your most creative self. »

« When people are having an affair, they don’t mind losing sleep or missing meals. They will make whatever sacrifices they have to, and blast through any obstacles, in order to be alone with the object of their devotion —because it matters to them.

Let yourself fall in love with your creativity and see what happens. Stop treating it like a tired, old, unhappy marriage (a grind) and start regarding it with the fresh eyes of a passionate lover. Even if you have only 15 minutes a day alone with your creativity, take it. Sneak off and have an affair with your most creative self. Lie to everyone about where you’re actually going on your lunch break. Pretend you’re on a business trip when secretly you’re retreating to paint, or write poetry, or draw up the plans for your organic mushroom farm. Conceal it from your family and friends. Slip away from everyone else at the party and go off to dance alone with your ideas in the dark. Wake yourself up in the middle of the night, to be alone with your inspiration while nobody is watching. You don’t need that sleep right now; you can give it up.

What else are you willing to give up in order to be alone with your beloved? Don’t think of it as burdensome; think of it as sexy. »

Je ne m’en étais pas rendue compte mais ce défi est vraiment devenu cet amant, à qui je consacre du temps, coûte que coûte, parce que pour moi, c’est important. Et je viens quand même de lui poser deux lapins en deux jours à l’amant… Disons-le franchement : je suis pas aussi convaincue qu’Elizabeth sur la partie « You don’t need that sleep right now ». Je veux bien qu’elle développe ce point la prochaine fois, merci d’avance Liz.

Mais c’est vrai, il faut bien filer en douce, s’absenter de quelque chose, d’une soirée, d’une heure de sommeil, du quotidien à traiter, d’autres activités, pour créer ce qu’on veut créer. Choisir quel rendez-vous on ne veut pas surtout pas manquer, quelle place on veut bien s’offrir.

À quoi est-ce qu’on est prêt à renoncer ? De quel monde, de quel espace on va s’absenter ?

Une vie digne d’être racontée

Wikipédia encore, encore. Je tombe au hasard sur un botaniste qui aurait dû, par loyauté familiale, faire médecine mais qui a choisi l’amour des voyages et des plantes, puis sur un archéologue britannique qui a passé sa vie à faire des fouilles en Turquie et a publié un Journal écrit pendant un voyage en Asie mineure. Parenthèse : j’adore la simplicité factuelle, presque plate, de ce type de titres, comme cette Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, en total contraste avec la promesse d’exceptionnel et d’exotisme qu’ils portent malgré eux.

Je n’ai pas approfondi la question Wikipédia, sur quels critères décide-t-on qu’une fiche mérite d’exister. Pourtant, c’est vraiment un sujet pile dans mes dadas. Je creuserai. Mais qu’est-ce qui fait qu’une vie est jugée digne d’être racontée ?

Je rêve ce soir d’un alter-wikipédia rempli de vies anonymes, de personnes dont la vie n’a jamais débordé vers le domaine public, et dont l’existence est pourtant ponctuée de virages, d’élans, d’inertie et d’inattendu.

On me dira, ça existe déjà, c’est tout l’internet qui n’est composé que de ça, explore tous les blogs, facebook et instagram et tu l’auras ton alter-wikipédia.

Mais c’est pas ça. Je ne parle pas du récit qu’on fait, soi, de sa vie, mais de la façon dont on décide qu’une vie devient récit.

Qu’est-ce qui fait d’une vie une histoire ? Est-ce que c’est le chaos traversé, les rencontres étincelantes, la douleur surmontée, les belles surprises, les choix courageux ou les projets contrariés ? Est-ce que la joie ou les doutes peuvent se raconter ? Est-ce qu’il faut des dates précises et des références ? Est-ce qu’il faut des traces écrites : s’il en manque, relever des courriers, des listes de course, des faire-part ? Qu’est-ce qui fait d’une vie une histoire ?

Est-ce qu’il ne s’agit pas seulement de l’écouter ?

J’avais proposé ça à S., je lui avais dit On va interviewer tous les êtres humains de la planète, on n’aura jamais fini avant de mourir mais on aura commencé.

La magie d’essayer

Défi 90 jours de contenu – Ce que j’ai appris en écrivant chaque jour :

la magie d’essayer

J’ai horreur de toutes ces fois sans « vrai » contenu, c’est toujours la sensation d’un inachèvement, d’un truc laissé vacant. Parfois, je me dis qu’il vaudrait mieux peut-être ne pas s’acharner, décider d’emblée que rien ne viendra ce soir-là et passer direct à un contenu de rattrapage auquel j’aboutis anyway. Mais ça ne marche pas comme ça. Tout ce qui résiste sur un contenu vient nourrir le prochain, certains mots, certaines idées n’émergent que parce que d’autres ont coulé. Je crois désormais à la magie d’essayer (pas de réussir) quotidennement. Commencer et recommencer, chaque jour, même si l’on ne peut pas chaque jour en voir le bout, l’achèvement.

la facilité

J’avais prévu d’exploiter ce défi, aussi, pour écrire ailleurs des contenus « pros » et pour l’instant, ça ne vient pas. Ca prendrait bien sûr plus de temps, de soin, d’attention. Ici, j’ai choisi en partie la facilité : pas d’enjeu lié à une activité, je peux écrire sur tout et n’importe quoi, sans trop m’interroger sur le ton et la cohérence éditoriale. Je ne sais pas encore si je le ferai finalement. En attendant, je collecte les infos que le défi m’amène, sur ma façon de fonctionner et sur les sujets qui m’obsèdent.

la fatigue

Il arrive que j’attaque mon contenu dans un état de fatigue avancé, et si je parviens à le produire, je me sens systématiquement vivifiée. J’en sors beaucoup moins fatiguée qu’en y entrant (idem pour la plupart de mes cours d’ailleurs). Je trouve ça assez fascinant. A la question « qu’est-ce qui te donne de l’énergie ? », un début de réponse semble donc se profiler.

à la recherche du temps tout court

Je cherche quand même des solutions pour les contenus en semaine, parce que le rythme actuel n’est pas tenable. Il faut que j’explore d’autres formes, d’autres façons de faire.

la surprise

Je suis d’accord avec l’ami Soulages, c’est pas tant une question de plaisir qu’une question de surprise (même si in fine ça se rejoint). Je n’écris pas forcément avec « plaisir » au départ, mais surgit toujours cet étonnement ravi de ce que les mots viennent me dire. 

Ta part d’écho

On m’a défiée d’écrire ce vendredi 22, un contenu « sur l’idée qu’il n’y a pas d’idée nouvelle /que tout a déjà été dit, tout en faisant un acrostiche avec l’expression « Nihil novi » (soit en début de phrases ou de paragraphes). »

J’ai dit oui ! Et voici.


Ta part d’écho

N’attends pas, s’il-te-plaît, d’avoir à dire quelque chose de nouveau.

Il y a tout déjà. Tout déjà de fait, tout déjà d’écrit.

Hâte-toi plutôt de transmettre ta part d’écho.

Irréductible, infatigable écho d’entre les mots.

L’idée nouvelle n’existe pas, elle est toujours la question ou la réponse d’une autre. C’est sans importance, car ton désir, lui, est

Nouveau.

On t’attend toi pour venir jouer avec ta voix dans le grand déjà-dit, dans le grand déjà-fait.

Viens voir ici comme les sons et les lumières se réverbèrent,

Il n’y a que des échos, et on attend le tien.

Surprise, oui

Entretien avec le peintre Soulages sur France Culture : ces extraits retranscrits m’inspirent tellement, je les partage sans même avoir pris le temps, je vous avoue, d’écouter l’émission.

Quand on l’interroge sur sa méthode de travail, les mots sont simples, mais le mystère reste entier : « Arriver à l’atelier, et attendre d’oser.(…) »

Sur la notion de plaisir dans son travail, Pierre Soulages répond : « Je ne fonctionne pas comme ça. Surprise, oui. D’ailleurs souvent je m’aperçois que ce que je fais dépasse de beaucoup ce que j’ai voulu faire, et dans le bon sens, dans un sens que je n’aurais peut-être pas imaginé, alors c’est peut-être une satisfaction, oui. »

Là, je craque

Pas de plan serré sur son visage. L’homme est assis sur une chaise, dans un décor sombre et minimal. Il est grand, costaud, soixante-dix ans, peut-être plus. Sympathique, un peu bourru, il raconte son histoire, son point de vue sur et dans l’affaire, le rôle qu’il a joué. Il sait y faire, il a du caractère et le sens du récit. Le genre d’homme qu’on écoute quand il parle.

Soudain, il avale sa voix, le souffle lui manque, les mots aussi, il s’interrompt, esquisse un sourire gêné, reprend péniblement, s’étrangle à nouveau. Puis, c’en est trop. Il baisse la tête et se passe la main sur le regard. On entend ses larmes déborder, sa poitrine se serrer.

Il expire : « c’est dingue…là, je craque. » On le sent étonné. Puis il essuie ses yeux avec ses larges paumes en reniflant lourdement.

« Là, je craque ». Je n’avais jamais relevé cette expression avant ce jour, avant de voir cet homme qui pleure et pense qu’il craque. Est-ce qu’on « craque » quand on pleure ?

Ce n’est pas vraiment de lui que je voulais vous parler mais de ça.

Moi aussi, je l’ai employée cette expression (je craque, je sens que je vais craquer, faut pas craquer, craquaaaage), et elle en dit long sur certaines idées qu’on se fait sur soi, sur la vie et la vulnérabilité.

Bon sang, on ne se fissure pas, on n’explose pas en mille morceaux, on ne se déchire pas, et surtout on n’est pas défaillant dès lors qu’on pleure, crie ou toute autre façon qu’a le corps de mettre en chair nos maux. On n’est pas des feuilles, on n’est pas des noix.

Quand on dit « je craque », on sous-titre instantément « je ne devrais pas ».

On s’envoie un colis piégé. Une sentence déguisée en aveu.

Quel accueil on réserve à nos larmes ?

Est-ce qu’elles interrompent le récit ou est-ce qu’elles en font partie ?

Vasteville

J’ai rejoué à Wikipédia, donne-moi une idée de contenu. L’article au hasard : Vasteville. Je ne sais pas bien quoi en faire sincèrement mais je vis un bonheur très simple de découvrir ce très beau nom de Vasteville.

C’est tout près de la pointe finale du Cotentin.

Autour, on y trouve paraît-il des ruisseaux nommés « De Bival », « Du Val Tolle » et « Des Noës ». Je dis paraît-il parce que j’ai envie d’aller vérifier sur place maintenant que je suis envoûtée.

Vasteville, ça viendrait de l’ancien normand -vast, -wast : des terres en jachère ou en friche (merci wikimanche, et je te découvre toi aussi ce soir). Vasteville m’évoquait simplement l’étendue, la promesse des grands espaces. Les dunes et la mer. Finalement, ça me plaît de ne pas savoir si ça désigne la jachère ou la friche. Un repos travaillé ou un repos d’abandon.

Un homme appelé Jean Fleury y est né en 1816. Professeur, rédacteur, il est parti vivre en Russie en 1857, prendre un poste de gouverneur et il y est resté pour enseigner. On ne sait pas trop pourquoi, d’où vient cette histoire de gouverneur. Et en combien de temps a-t-il fait le trajet, c’était récent le train, est-ce qu’il a pris le train, à quoi ressemblait Saint-Pétersbourg à cette époque-là, qu’a-t-il pensé, senti en arrivant là-bas, qu’a-t-il pensé, senti en revenant en France 35 ans plus tard.

Il écrivait des poèmes, dont celui-ci :

« Que l’ombre y soit touffue et que l’herbe y gazonne,
Que le pinson y chante et la mouche y bourdonne,
Qu’on entende les cris des oiseaux querelleurs.
Loin des prés odorants, loin des coteaux fertiles,
J’ai vécu de longs jours exilé dans les villes,
Laissez-moi m’endormir au doux parfum des fleurs. »

Goûter les questions sans y répondre

Vous connaissez peut-être l’émission Boomerang sur France Inter ? Un petit malin s’est amusé, sur Twitter (@QuestiTrapenard), à compiler toutes les questions qu’Augustin Trapenard pose à son invité.e chaque jour.

Le délice tient au fait de découvrir ces questions hors contexte, sans conversation tissée autour. Il n’y a rien pour les tenir, elles sont sans filet, sans justification. Certaines questions n’ont plus aucun sens et c’est hilarant (si, si), d’autres sont formulées simplement et vous plongent malgré tout dans l’incertitude ou la béatitude, d’autres encore frisent le court-circuit mental.

A les lire en masse, les unes à la suite des autres, il se produit une chose rare : on finit par ne plus chercher de réponse. Soudain, les questions peuvent rester en suspens. On les savoure. La délicatesse, la maladresse, l’absurde, la brute beauté. On finit par espérer que le fil ne s’arrêtera jamais. On les goûte sans même y répondre.

On peut aussi bien sûr les attraper et voir où ça nous mène. Je n’ai pas encore écrit de contenu à partir de ces questions, mais c’est prévu, c’est prévu.

Alors j’ai envie de vous partager quelques-unes de ces questions, à consommer sur place ou à emporter :

Qu’est-ce que vous avez peur, pour autant, de voir disparaître, aujourd’hui ?
Qu’est-ce que vous allez chercher chez les autres, vous ?
Mais qu’est-ce qui fait un bon yaourt ?
Ça vous inquiète ?
Qu’est-ce qui vous « blue », vous, comme on dit en anglais ?
Et pourquoi le piano ?
Qu’est-ce qui vous met en colère, aujourd’hui ?
Quand est-ce que, vous, vous vous êtes sentis capables de dire « moi aussi » ?
Comment ça s’explique, ça ?
De quel changement, de quelle révolution est-ce que vous rêvez, en fin de compte ?
Comment on fait pour saisir l’épuisement qui s’installe sur un visage ?
À quoi est-ce que vous ne vous soumettez pas, vous ?
Le plaisir, vous le trouvez où, aujourd’hui ?
Comment on fait pour ne jamais se répéter ?
À quoi ça sert, un modèle ?
Sur quelle planète est-ce que vous avez l’impression de vivre, vous ?
Vous arrive-t-il de voir tout jaune, vous ?
Le français, quelle langue est-ce que c’est, pour vous, encore aujourd’hui ?
Comment on se sent quand on est enfin dans la lumière ?
C’est difficile d’écrire ou est-ce que ça coule ?
Se réapproprier son corps, ça passe par quoi, alors ?
Vous pensez à la chute, à ce moment-là ?
À cet égard, quel espace de liberté ont représenté Internet et les réseaux sociaux, pour vous ?
En fin de compte, à quelle question vous a permis de répondre le cinéma, tiens ?
Qu’est-ce que vous voyez, là, maintenant, tout de suite ?
Mais qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
Qu’est-ce qu’il y a de plus vulnérable chez vous ?
Ça voudrait dire qu’écrire, c’est aussi s’absenter du monde ?

Sans comptes à rendre

J’avais une liste d’à-faire longue comme le bras et j’ai ruminé ma journée à y penser sans en faire le début d’un bout. Le stress monte car certaines choses doivent quand même être bouclées d’ici demain. Passion dernière minute, nous voilà !

Aujourd’hui, j’avais surtout besoin de me reposer et de sentir que le temps peut s’écouler librement, qu’on peut l’habiter sans comptes à rendre. Mes journées manquent de vide dernièrement, et je sais combien j’ai besoin de vide, de silence, d’heures vagabondes, d’espaces flânés.

Je me note pour des prochaines fois qu’il est bon parfois d’ajouter dans sa liste d’à-faire une puce pour « rien ». S’offrir un peu de temps à perdre, plutôt que de le voler.

Encore et encore me dépayser

Troisième soir de rien. Je vois passer le train dans la nuit qui n’attend pas, ça marche pas ; je me rappelle que le contenu peut monter du bas vers le haut, ça marche pas ; je me souviens qu’on peut plonger sans savoir nager, ça marche pas. Je me sens saturée de pensées et vide d’inspiration : un cocktail franchement douteux.

Un jour, en brouillon je me suis notée : « On n’écrit pas pour dire qu’on n’a rien à dire. C’est ça l’astuce. Point barre. » Très chère moi, je te trouve bien définitive et tyrannique ! Ce soir, j’écris même si je n’ai rien à dire. C’est pas l’astuce certes, point barre quand même.

Ça fait trois jours que je tourne autour de cette vidéo que j’adore, qui figure au palmarès de mes ressources clés.

Je tourne autour parce que je ne peux pas la commenter. Tout est dit, tout est parfait. L’un de mes plus beaux souvenirs, l’un de mes plus beaux choix, c’est d’être partie seule en voyage plusieurs mois. Rien à voir avec les expéditions d’Isabelle Autissier, mais quand je l’écoute, je revis un peu de ma petite aventure. 

Jour je-ne-sais-pas-combien du défi, je n’ai rien écrit.

J’ai envie d’écouter tout le silence à l’intérieur.

Envie d’encore et encore me dépayser.

Le vautour et le vivant

Je côtoie quelques personnes qui n’ont presque peur de rien, qui n’ont jamais eu de problèmes pour s’affirmer, prendre leur place, faire des choix, décider, qui ont rarement douté de leurs envies et de leurs capacités. Ils ne sont pas nombreux ces gens, je vous l’accorde. Toutefois, pour de vrai, il y en a. Quelques-uns. Je peux apprendre des choses de ces personnes, mais au-delà du plaisir de les fréquenter, leurs histoires ne m’intéressent pas tant que ça.

J’ai souvent eu peur d’être un vautour, accro au drame, à ne m’intéresser qu’aux histoires qui témoignent du doute, des trébuchements et de la vulnérabilité. Je comprends maintenant que j’étais, et suis toujours, en fait captivée par le cheminement en tant que tel, par tous les récits qui me laissent entrevoir des évolutions, des errances, tous les pas francs ou hésitants qu’on peut faire en direction de soi. Peu importe que la leçon soit apprise, la destination atteinte, la difficulté dépassée. Tant mieux si elle l’est ! Mais je vais aimer ton histoire qu’elle le soit ou pas.

Ta photo au sommet du Kilimandjaro ne sera jamais aussi inspirante que le récit de ton ascension. Et même si tu n’avais pas touché le point culminant, je t’écouterais tout aussi avide et fascinée.

Ajoutons que l’histoire inspirante n’exige rien d’aussi exotique ou spectaculaire… peut-être que l’exploit du jour sera pour toi d’apprendre à cuisiner ce gâteau, de faire cette vidéo, d’écrire ce poème, de monter sur un vélo, de passer près du chien qui aboie, de parler de ce que tu fais, de ce que tu vends, de communiquer tes prix, de dire non, de dire oui. Je précise que certaines choses dans cette liste sont à mes yeux tout à fait exotiques et spectaculaires. La preuve que chacun ses embûches et son parcours.

Et ça m’intéresse de savoir tout ce que tu traverses de toi, les sentiers que tu empruntes, les demi-tours, les heures de marche, les heures de rien.

Je ne suis pas un vautour. Le charognard cherche la mort, lui tourne autour, et je me rends compte, grâce à plein de gens formidables qui cheminent alentour, que je ne fais que chercher, obstinément, le vivant.

Au pays des rêves qui ne sont pas les tiens

Voilà ce qui se passe quand tu réalises le fantasme de quelqu’un d’autre au lieu du tien.

J’ai eu mon père au téléphone pendant le week-end. Il voulait savoir comment s’était passée cette première semaine dans mon nouveau boulot, il me demande tout excité « comment c’est cette nouvelle vie ». Je lui précise que c’est pas vraiment une nouvelle vie hein. Je parle du bon accueil qu’on m’a réservé, puis de la fatigue, de la difficulté d’enchaîner les journées au bureau et les soirées en cours. « Ça fait beaucoup, je ne sais pas encore ce que ça va donner. » Je le sens déçu, le ton de sa voix change. Il y a de la compassion, mais pas seulement. « Oui, oui, c’est sûr, ça fait beaucoup. »

Ce job, c’est la classe à ses yeux, je sais qu’il est fier. C’est son fantasme à lui que je suis en train de réaliser. Je le savais en acceptant ce travail, je savais que j’allais exactement là où on m’attend, là où lui m’attend.

C’est son fantasme à lui, et à force de chercher la fierté dans sa voix, c’est devenu mon fantasme à moi. 

Ma « nouvelle vie », c’était pas lundi 4…vraiment pas. C’était plein d’autres moments du calendrier, ces derniers mois tout particulièrement. C’était souvent des choix sans éclat dont personne ne pouvait se réjouir à part moi.

D’ailleurs, personne n’a le devoir de s’en réjouir pour moi (c’est très important ça).

Ma prochaine nouvelle vie, elle va commencer quand je renoncerai à cette chaleur dans ta voix, quand j’arrêterai de séjourner au pays des rêves qui ne sont pas les miens.

J’ai hâte de vous écrire depuis l’autre rive, une carte postale de mon pays.