Je suis attendue à 9h30 au fond de la cour près de l’escalier E. Je commence un nouveau travail aujourd’hui. Il fait nuit noire dehors, c’est la belle saison. Je me suis levée un peu plus tôt que nécessaire pour pouvoir écrire. Niveau d’émotions au bord de ce premier jour : lave-linge essorage 1600 tours.
C’est un bon job, bon feeling avec les personnes rencontrées au fil du recrutement, bonnes conditions, bonnes missions, bonne réputation.
C’est tout bon.
Sauf que… (parce que la vie serait tellement moins drôle sans contestation).
On dit que l’entrepreneuriat peut parfois être une fuite amère du salariat. L’inverse est vrai aussi : le salariat peut devenir une fuite totale. On s’y réfugie pour éviter tous les regards inquiets, toutes les questions sans réponse. Pour éviter d’aller là où personne ne nous attend.
Il t’en faut du courage, toi qui crées et organises chaque jour ton activité (qu’elle soit entrepreneuriale, artistique ou autre), toi qui portes à bout de bras ton projet. Peut-être qu’aujourd’hui personne ne t’attend à 9h30 au fond de la cour près de l’escalier E, mais tu y vas quand même. Tu n’attends pas qu’on t’attende.
En 2011, j’avais une idée de film. Je vous la fais courte : c’était l’histoire d’un vieux monsieur à Brest, veuf et un chouïa déprimé, qui ne sait pas nager. Il se rend pourtant chaque jour à la piscine municipale et grimpe jusqu’au plus haut plongeoir. Il est chaque jour rattrapé par le maître-nageur tantôt excédé tantôt pris de pitié. Ce n’est pas qu’il veut mourir, c’est qu’il veut plonger. Il voit régulièrement son fils et sa fille mais la communication est difficile, le lien distendu. A la télé, un jour, il découvre les plongeurs de falaises d’Acapulco et c’est décidé : direction le Mexique. Tout le monde essaie de l’en empêcher mais il plie bagage et le voilà traversant fièrement l’Atlantique. Je ne me souviens plus trop de ce qui se passe là-bas, mais il rencontre une dame qui cultive plein de grosses fleurs dans son jardin et qui lui offre la chaleur et l’espoir qui lui manquaient. Dans ma tête, c’était moins niais mais j’essaie de faire vite.
Pour ce film, dont je n’ai finalement jamais écrit une ligne, je savais qui devait jouer mon vieux monsieur : Jean Rochefort. C’était lui, je le voyais, il n’y avait pas d’alternative possible. Il me fallait son élégance, et son comique malgré lui, sa douce folie.
Ce film, j’y songeais beaucoup. J’en parlais autour de moi, si bien que quand quelqu’un voyait Jean Rochefort à la télé ou au cinéma, puis quand il est mort, on me disait, on m’a dit tiens, j’ai pensé à toi.
Mais ce film, c’est resté une idée. Une idée sans travail, une idée délaissée.
Dans une émission radio, Christine Angot (dont je n’ai encore rien lu) parle de l’écriture, de son travail d’écriture. Elle en parle durement, paraît très énervée, et bizarrement c’est passionnant à écouter : « Toutes ces pages que j’écris les premiers mois, c’est une espèce de destruction de toutes les idées qui viennent. Qui sont toutes mauvaises. Une idée est toujours mauvaise. Toujours. Le principe de l’idée, c’est qu’elle est mauvaise. Donc : il faut les supprimer au fur et à mesure.«
Je ne sais pas si une idée est toujours mauvaise, mais il s’agit bien, oui, de détruire les idées. Parce qu’une idée est toujours facile, toujours trop belle pour être vraie. On peut penser qu’elle brillera plus longtemps si on la met à l’abri de la lumière du jour. On la laisse dans un écrin, et on n’en fait rien.
J’essaie de ne plus trop aimer mes idées, parce que c’est tentant de les sacraliser, on finit par avoir cette peur absurde de les « gâcher » en essayant d’en faire quelque chose dans la réalité.
J’essaie d’apprendre à jouer avec mes idées. Choisir lesquelles sont pour moi, lesquelles seront pour d’autres (oui, parce qu’une idée qu’on a n’est pas toujours pour soi, qu’est-ce que c’est fourbe ces bêtes-là). Développer le goût de faire, de fabriquer. Se laisser suprendre par ce qui survient quand on plonge sans savoir nager, par ce qui surgit quand on lâche l’idée.
Sauter (ou pas) d’un plongeoir de 10 mètres de haut. J’ai repensé à ce film formidable en préparant un contenu, et finalement il s’y substitue en attendant que mon texte soit fait.
Ce soir, je vous partage cette très jolie question qu’on m’a posée l’autre jour : « où est-ce que tu te sens chez toi ? ». La question ne portait pas sur un lieu, un environnement. Elle a surgi dans une conversation sur les activités, les envies, les élans.
J’ai adoré cette question et tout ce qu’elle a provoqué en moi. À peu près la sensation de ce GIF :
J’avais un peu de mal à verbaliser ma réponse mais à l’intérieur, c’était un feu d’artifice des émotions que j’ai pu ressentir au contact de tel univers, telle personne, telle vision du monde, telle création.
C’est joyeusement mystérieux les raisons pour lesquelles on se sent chez soi. On ne sait pas forcément l’expliquer avec des mots, mais c’est quasi instantané. C’est ta carte aux trésors, ton ciel étoilé.
J’aime aussi le double mouvement que la question permet : un mouvement vers l’intérieur (ce qui palpite en toi) et un mouvement, simultané, vers l’extérieur (toutes ces lumières dans ton paysage). Là où je me sens chez moi m’offre tout autant un refuge, un foyer que des destinations à explorer, des portes à franchir. Des indices pour cheminer.
Et toi, et toi, où est-ce que tu te sens chez toi ?
Ça pèse lourd une pensée sur soi. Que ce soit celle qu’on formule nous-même ou celle qui nous vient d’autour.
Je reviens de plusieurs jours en famille et c’était le festival des lourdes pensées. J’observe tout plein de choses qui n’ont pas encore assez changé dans ma façon d’agir, de réagir, d’interagir. J’assiste aussi à ce jeu cruel et classique qui consiste à s’étiqueter les uns les autres. Untel est plutôt comme ceci, Unetelle est plutôt comme cela.
Tu te définis. On te définit. Et ça a un sale goût de définitif.
Ça me fait l’effet d’être empaillée. Terminé, pas bouger.
Il y a quelques mois, on m’a fait découvrir un outil merveilleux qui m’aide à échapper à cette drôle de taxidermie. Trois mots magiques : pour l’instant.
Exemples absolument pas tirés de la vie réelle : si on me dit « toi tu ne sais pas trop te discipliner pour travailler seule chez toi, c’est pas forcément une bonne idée de te remettre à ton compte », ça devient « j’ai du mal à me discipliner pour travailler seule chez moi, pour l’instant » ; si je me dis « catastrophe, je me vexe encore tellement facilement », ça devient « je me vexe encore tellement facilement, pour l’instant ».
Je suis épatée par le pouvoir du « pour l’instant ».
Ça ouvre la possibilité de la vie et du mouvement. Ça me permet de regarder devant. Ça redonne toujours des ailes à mes lourdes pensées.
1. Le droit de ne pas publier (évidemment il faudra quand même fournir un certificat médical ou une attestation de wifi perdu)
2. Le droit de ne publier qu’un lien, une citation, une photo, ou une onomatopée (au passage, c’est un délice rien que de les voir listées >> fr.wikipedia.org/wiki/Onomatopee)
3. Le droit de faire des mises en abyme (j’écris en parlant d’écrire)
4. Le droit de ne pas aimer ce qu’on a posté
5. Le droit d’aimer ce qu’on a posté
6. Le droit de se demander pourquoi mais pourquoi on fait ça
7. Le droit de se sentir à la fois excité·e et paniqué·e (voilà)
8. Le droit de publier un jour ici et un jour là
9. Le droit de se répéter (les obsessions, les marottes, les dadas vont pas pouvoir se planquer)
10. Le droit d’ajouter encore plein de droits à cette liste
inspiré des droits imprescriptibles du lecteur (Comme un roman de Pennac)
Pour quelques jours, je suis à la campagne. La maison s’est remplie petit à petit. De plus en plus de monde, de plus en plus de bruit. Il y a de l’amour, du vivant, des rires et plein de choses à faire tout le temps.
D’ordinaire, d’autres années, tout cela peut me détendre ou m’inspirer. Cette fois, c’est différent. Je me sens assiégée. Je voulais consacrer un peu de temps à plusieurs projets et je n’ai pas réussi.
Je mesure à quel point j’ai besoin :
– de silence (toutes ces paroles sans trêve, toutes ces conversations qui tournent, avec parfois plus de bruit que d’écoute, ça me déborde complètement)
– d’un territoire (la porte de ma chambre est sans clé, elle est franchissable et franchie souvent ; j’ai pas encore lu Une chambre à soi mais je sens que je vais pas tarder)
– de continuité (un peu de temps devant soi, un temps sans interruption qui permet de se déplier délicatement)
Ça demande plus de force que ce que je croyais d’exiger tout ça pour soi. Il faut affirmer, réclamer, défendre, inlassablement. De toutes petites luttes que personne ne voit.
J’avais lu un article intéressant sur la créativité et les routines bien huilées de certains artistes. L’auteure nous invitait à identifier ce qui nous met en train pour travailler et donner le meilleur de nous-mêmes (sic). Je n’y ai jamais vraiment réfléchi, je ne sais pas si telle musique ou telle bougie d’ambiance me donnerait davantage d’élan pour créer, ou si tel enchaînement de micro-actions me propulserait vers la version de moi la plus créative. Mais impérativement, j’ai besoin de silence, de territoire et de continuité.
J’ai eu ma période Truffaut. J’avais vu et revu beaucoup de ses films, pas tous mais pas mal quand même. En cherchant une idée pour le contenu du jour, je suis allée sur wikipédia et j’ai cliqué sur « article au hasard » (en haut à gauche, si jamais toi aussi tu veux jouer à ça, attention c’est addictif). Wiki me sort la fiche d’un film, j’ai pensé au cinéma (oui j’ai l’esprit fulgurant comme ça). Et j’ai repensé à ce fameux passage dans La nuit américaine de l’ami Truffaut :
« Ecoute Alphonse, viens, tu vas rentrer dans ta chambre, tu vas relire le scénario, tu vas travailler un petit peu, et tu vas essayer de dormir. Demain, c’est le travail, et le travail est plus important. (…) Je sais, il y a la vie privée, mais la vie privée elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse, il n’y a pas d’embouteillages dans les films, il n’y a pas de temps mort, les films avancent comme des trains tu comprends, comme des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma. Salut Alphonse, je compte sur toi.«
Je vous mets la vidéo pour le plaisir d’écouter Truffaut, son timbre et son débit, et de voir Léaud en robe de chambre.
Je me souviens encore de l’émotion la première fois que j’ai entendu ça. Je devais avoir 14 ou 15 ans, mes rêves étaient peuplés de cinéma. Je réécoute cet extrait, et je le trouve toujours très puissant. La nuit américaine, c’est un film sur la fabrication d’un film, jour après jour, qui se fait malgré les mélodrames qui gravitent autour, c’est un film sur le travail, l’artisanat, sur un rêve qui persévère dans la matière.
Et j’aime cette idée de l’ouvrage (que ce soit un film, un livre ou tout projet que tu entreprends) qui avance inéluctablement comme un train dans la nuit.
Qui fend l’obscurité et qui n’attend pas la vie. Qui ne peut pas attendre que tout le monde soit prêt, disposé ou confiant.
Cet ouvrage qui te dit calmement, fermement : demain, c’est le travail et je compte sur toi.
Ce défi, c’est l’un de mes trains dans la nuit. Il faudra écrire quelque chose même si personne n’est là pour le lire, même s’il n’y a pas assez de temps, même si on ne sait pas par où commencer. Il faudra écrire parfois un peu malgré soi, coûte que coûte. Parce que ça n’attend pas.
J’ai écrit ça un jour sur un papier brouillon, je ne me suis jamais souvenue de quand ça datait ou du contexte duquel cette phrase avait surgi.
Mais c’est vrai sans arrêt, c’est vrai aujourd’hui. Il commence à me faire chier mon idéal.
J’ai cet idéal dans la tête : à quoi devrait ressembler ce que j’écris, ce que je dis, ce que je fais, qui je suis. Et j’ai cette peur dans le coeur : décevoir, toujours être en-dessous, à côté, pas assez. Comme un souffle court.
Petite, je me suis imaginée tout ce que je deviendrai, et c’était beau et c’était grand. J’avais pas de petits rêves, tout allait devoir être époustouflant.
En grandissant, j’ai eu l’impression de passer mon temps à décevoir cette petite fille. Ce que j’écris, ce que je dis, ce que je fais, qui je suis : merde, merde, merde, merde, c’est carrément à des années-lumière de cet idéal soigneusement tissé.
Alors il commence à me faire chier mon idéal.
Mais au lieu de penser à la petite fille que j’étais, un jour j’ai enfin pris le temps de penser à la vieille dame que je pourrais devenir.
La vieille dame, elle vient pas m’emmerder avec des histoires d’idéal. Elle veut juste des histoires. Elle veut pouvoir y songer au coin de feu (oui, je serai une vieille dame dans un conte anglais), s’y blottir avec ce sourire radieux. Celui de la vie vécue. Elle sait qu’on s’est bien amusé, qu’on a essayé, qu’on a appris, qu’on a voyagé, qu’on a savouré. Elle est dense de tout ça. Elle serait tellement déçue si je ne lui laissais à la fin qu’un idéal. Elle s’en fout si c’était pas parfait. C’était.
Alors, j’ai choisi : je préfère décevoir la petite fille plutôt que la vieille dame.
Aujourd’hui, j’ai découvert que plusieurs auteurs se regroupaient autour d’un projet mondial nommé « bibliothèque du futur » : ils écrivent des livres qui ne pourront pas être lus avant l’année…2114. L’un des participants, écrivain norvégien, explique : “It’s such a brilliant idea, I very much like the thought that you will have readers who are still not born – it’s like sending a little ship from our time to them.”
Je ne comprends pas cette initiative. Les livres sont déjà pour moi des liens magiques noués à travers l’espace et le temps, déjà promis à ceux-qui-ne-sont-pas-encore-nés, ils sont pour toujours à découvrir, pour toujours surgissants de l’ombre et du silence, mais ils sont d’abord offerts aux vivants, maintenant. Je ne comprends pas qu’on veuille les évincer du présent, les plonger dans ce sommeil de belle au bois dormant.
Bon, il y a aussi une histoire d’arbres qui poussent et qui vont servir à imprimer les livres, apparemment le tout forme un greenartwork dont le sens et la beauté clairement m’échappent. Voilà, je préfèrerais que ces auteurs rejoignent notre délicieux défi des 90 jours de contenu.
Je suis convaincue que l’enjeu c’est plutôt de donner partout et au plus grand nombre la possibilité et l’envie de lire, je vais donc en profiter pour saluer toutes les bibliothèques non pas « du futur » mais bien ancrées dans l’ici et l’aujourd’hui.
Je vais aussi en profiter pour saluer et remercier tous ceux qui créent des trucs et tentent de les partager. Des peintures, des dessins, des spectacles, des poèmes, des articles, des romans, des nouvelles, des collages, des musiques, des sons, des vidéos, des podcasts, des sculptures, etc.
En fait, je sais pas si avez conscience du bien et de la beauté que vous amenez.
Il y a quelques mois, j’étais dans le bus en chemin pour le bureau, j’écoutais ce morceau que j’adore « I’d love to change the world » de Ten Years After, et je me souviens d’avoir pensé : la vie est plus belle grâce à des gens qui ne se sont pas arrêtés à « oh c’est trop risqué », « j’y arriverais jamais » ou « pfff, à quoi ça sert ? ». La vie se remplit de magie grâce à tous ceux qui créent. Ce matin-là, ma vie était plus belle grâce à cette musique que des gens ont eu le coeur et le courage de créer, travailler et partager.
Ma vie est enchantée, embellie, amplifiée par des mots, des mélodies, des voix, des images, des couleurs, des lumières, des gestes et des tracés. Et je suis reconnaissante, tellement reconnaissante, envers tous ceux qui les mettent maintenant dans le monde des vivants. Merci à toi qui crées et qui n’attends pas 100 ans pour nous le montrer.
Aujourd’hui j’ai ouvert la newsletter de women who do stuff et fait une délicieuse découverte : « Jacqui Kenny aka Agoraphobic traveller est agoraphobe et anxieuse. Elle a beaucoup de mal à sortir de son appartement londonien sans faire des crises d’angoisse épuisantes, alors pour voyager, elle se promène sur Google Street View et en tire des clichés magnifiques comme celui pris au Chili depuis son ordinateur. »
J’adore. Je vous partage pas ça pour dire qu’il faut rationaliser ses angoisses, ses blocages et s’y résigner. Du tout, du tout. L’anxiété n’est pas un mode de vie acceptable.
Mais j’adore parce que ça me rappelle deux choses :
– qu’on peut faire des trucs à partir de qui on est maintenant, là où on en est, à cet instant. Qu’il n’y a pas besoin d’attendre d’être « guérie ».
– que nos « défauts » ou difficultés peuvent être des sources incroyables d’inspiration et de création quand on arrête de leur dire ta gueule à longueur de journée et qu’on regarde comment on peut jouer avec au lieu de lutter contre.