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“Le temps passé sur son cadre n’est pas du temps perdu”- Entretien avec Amélie Charcosset 3/3

J’ai connu Amélie via un groupe facebook d’entrepreneur-e-s. J’ai découvert et adoré ses posts, son écriture, son groupe de poésie Fondu.e.s de fondus, sa newsletter, ses formidables ateliers d’écriture et programmes d’écriture en autonomie, puis son très beau roman et ses coulisses d’écriture sur Tipeee, et le plaisir de nos longues conversations zoom, whatsapp ou parisiennes quand ses trains la font, bien malgré elle, passer par ici. 

Amélie Charcosset est autrice, animatrice d’ateliers d’écriture et enseignante de Français Langue Étrangère. Elle a publié son premier roman Je ne suis pas née ce matin en 2021, et elle est en train d’écrire le deuxième. Ah oui, et elle vit en Suisse, quand elle n’est pas (ce qui arrive souvent) en travadrouille ou en autorésidence d’écriture.

L’interview est composée de 3 parties. Le premier épisode est accessible ici, le deuxième épisode là.

Et voici le troisième et dernier épisode, qui parle de curiosité, d’espace, de temps, de regarder différemment, de groupe, de CNV, et de cadres, qu’on crée, qu’on tient (ou pas), et qu’on fait évoluer !

Pas d’audio complet cette fois-ci. Certains passages sont dispos en audio, d’autres pas.

Prends ton temps, ta place, une chaise longue, un crayon et du papier pour noter tes phrases préférées et tes éclairs de génie, et bonne lecture et/ou bonne écoute !

Comment ta pratique d’enseignante a nourri ta pratique d’animatrice d’ateliers et vice versa ? Derrière “pratique”, je mets beaucoup de choses : c’est les questions que tu t’es posées, de posture, de cadre. Comment chaque activité a nourri l’autre ?

Alors déjà c’est rigolo, parce qu’il y a beaucoup de gens qui parlent de mes ateliers en disant mes “cours d’écriture”. Et à chaque fois, quelque chose se tend en moi, et en même temps, je ne les engueule pas parce que ce sont peut-être de futurs potentiels clients (rires) ! Je sens qu’il y a des gens qui arrivent avec cette impression que c’est un cours, et je dépense beaucoup d’énergie à déconstruire ça, et à expliquer que par ailleurs je donne des cours et que, vraiment, c’est pas du tout pareil. Dans les cours de Français Langue Étrangère, oui parfois j’ai raison et les étudiants ont tort, tout bêtement parce que j’enseigne une langue et que du coup, y a des règles, des choses qui sont correctes et des choses qui ne le sont pas (même s’il y a plein de choses entre les deux qui se discutent). Et ça, en atelier d’écriture, ça n’arrive pas !

Là où l’animation d’ateliers a nourri ma pratique enseignante, c’est dans le fait de laisser beaucoup de place à la créativité dans mes cours, de faire écrire les gens et de leur montrer qu’ils peuvent faire des choses avec les moyens qu’ils ont, et qu’ils peuvent être surpris eux-mêmes. Basé sur la bienveillance et la confiance et le fait que, moi, je crois tellement en eux, qu’au bout d’un moment, c’est comme si ça les contaminait ! J’ose espérer que les gens ont aussi de la confiance en eux d’eux-mêmes, mais je crois qu’être encouragé-e est hyper important. Je vois en tout cas comment ça marche sur moi, et c’est aussi ce que j’expérimente sur les autres. Arf, “sur les autres”… bref, tu comprends. Je prends soin des gens aussi, c’est comme les canapés !

Ce que, de l’animation, j’ai pris pour l’enseignement, c’est donc la question de la posture, le fait de faire participer les gens, de partir aussi de ce qu’ils savent eux, plutôt que de transmettre quelque chose de manière verticale, sans avoir conscience de où sont les personnes en face de moi. L’idée est de construire en fonction de ce qu’elles savent et de ce qui les entoure, de leur cadre justement.

Et de l’enseignement vers l’animation, il y a vraiment la question de la vulgarisation et de la pédagogie, et du progressif. En FLE, il y a toujours cette idée de « par quoi tu démarres, quel est l’échauffement, comment tu amènes un point de grammaire, par quel document… », et ça a vraiment imprégné mes façons de préparer les ateliers . Je dirais donc le fait d’y aller progressivement, de vulgariser beaucoup. Je me suis rendu compte que les peurs des apprenants en FLE sont les mêmes que celles des gens en atelier qui parlent français : le fait d’avoir peur de faire des fautes, de pas avoir d’idées, de pas avoir d’imagination, c’est pareil ! Les outils que j’utilise en FLE, je peux les utiliser, en les adaptant, quand j’anime des ateliers d’écriture. C’est le même genre de dynamiques !

L’enseignement a aussi nourri ma capacité à tenir un cadre de temps en atelier. Quand t’as des étudiants face à toi, quand c’est l’heure, ils s’en vont ! Tu peux pas les retenir. Et je vois aussi comment des périodes courtes, ça peut dynamiser des cours et j’amène aussi beaucoup ça dans les ateliers.

Au moment d’enregistrer cette interview, Amélie lançait une nouvelle offre : l’Espace de curiosité, un temps de prise de recul sur sa pratique d’animateur-trice d’ateliers d’écriture.

Cet Espace de curiosité, c’est une première, c’est une nouvelle offre, qu’est-ce qui t’a donné l’impulsion de te lancer dans cette proposition ?

Alors, j’ai pas les idées moi, mais souvent quelqu’un me souffle un truc du genre “tu voudrais pas faire ça ?” et là par contre, je démarre au quart de tour. C’est arrivé avec toi sur L’étincelle. J’avais l’idée de faire un programme en ligne mais j’étais tétanisée et je savais pas ce qu’il y avait dedans. Et tu m’as appelée en disant : “si, moi j’ai une idée très précise, voilà ce que tu pourrais faire”, “et je veux l’acheter”. Et du coup, je l’ai fait ! Et j’ai adoré. Je suis partie de ton idée en tout cas pour le faire.

L’Espace de curiosité, c’est la même chose. Je racontais une expérience à une amie, et elle m’a dit “toi, tu voudrais pas animer un espace comme ça, entre pairs ?”. Au début, ma première réaction a été “Euh, ouais, nan, je sais pas”. Et en même temps, je sentais très fort que j’avais grave envie. Je sais pas à quoi c’est dû. Si c’est que je m’autorise pas à rêver un peu grand, et que du coup j’ai la chance d’avoir des supers ami-e-s qui voient mon potentiel et qui me disent “toi, tu pourrais faire un truc comme ça ?”. C’est comme si ça me donnait l’autorisation. Donc, je vais tout faire pour garder mes amies parce que c’est hyper précieux. Les amitiés, c’est vraiment mon système de soutien +++.

Tout ça pour dire que l’idée n’est pas venue directement via moi mais par une amie qui m’a suggéré de proposer un espace d’échanges entre pairs. J’avais déjà proposé des espaces d’échanges entre pairs, entrepreneur-e-s en fait, et dans un cadre gratuit, puisqu’on était au sein d’une coopérative, où j’ai animé des séances de co-développement, d’échanges de pratiques. Là, c’est de faire ça pour les animateurs-trices d’ateliers d’écriture, donc sur mon cœur de métier. Et c’est payant, parce que c’est une offre.

Et qu’est-ce qui a pu te freiner et comment tu as surmonté ces freins ?

Ce qui m’a freiné, c’est un syndrôme de l’imposteur maximal ! Notamment parce que les termes que j’avais en tête, c’était : « analyse de la pratique », et « co-développement ». Qui sont des choses que j’associe à la médecine et à la psychologie, et je ne suis ni médecin ni psy. Et aussi le fait de proposer quelque chose de payant, parce qu’en soi, je trouverais aussi cool que ces espaces-là existent de manière gratuite et accessible. Ce sont les 2 principales choses qui m’ont freinées.

Comment j’ai contourné ça ? En parlant avec des gens qui m’ont montré que je n’étais pas obligée de dire “analyse de la pratique” ou “co-développement”, et que d’ailleurs on n’allait pas faire que ça dans cet espace. Et si je ne suis ni médecin, ni psy, j’oubliais par contre que je m’étais formée à la gouvernance partagée, à la facilitation, à la communication non violente, à l’animation d’ateliers d’écriture, à plein de trucs qui faisaient que je pouvais complètement tenir un espace d’échanges de pratiques. Que j’avais plein d’autres compétences qui faisaient que j’étais légitime pour ouvrir et tenir le cadre de cet espace-là. Je crois ! Après, on verra la semaine prochaine !

L’autre truc, c’était aussi une discussion par rapport au nom. Trouver un nom qui me convienne, où j’ai pas l’impression de m’approprier un truc sur lequel je me sentirais pas légitime. Dans l’analyse de la pratique, par exemple, il faut que les propos soient étayés par beaucoup de références théoriques. Que je n’ai pas. Je suis pas hyper forte en théorie, j’ai une théorie… comment dire… empirique. Je lis beaucoup mais j’ai tendance à oublier. Trouver le nom, ça m’a permis de me dire… tu vois, “Espace de curiosité”, je me sens très à l’aise de tenir le cadre d’un espace de curiosité entre animateurs et animatrices d’ateliers d’écriture. 

Ah, en trouvant le “nom” ! Au départ j’ai pensé que tu disais le “non”. Parce qu’au final, tu as réussi aussi à trouver ce que ça allait être en assumant ce que ça n’allait pas être. C’était aussi en repoussant ce que ça n’allait pas être que tu peux être à l’aise avec ce que tu proposes.

Oui, et ça pour le coup, c’est aussi que ça s’est construit par rapport à une expérience avec d’autres pairs dont j’attendais beaucoup et qui a été décevante pour moi. C’est ça que je débriefais en en parlant à cette amie qui m’a donné l’idée. J’avais l’impression qu’on était resté dans un espace tout petit par rapport à ce qui aurait pu se passer. J’étais frustrée, et j’avais l’impression que le cadre proposé ne m’allait pas. Du coup, je voyais clairement ce que moi j’avais envie de faire. Parfois, je me trouve hyper exigeante avec les formations que je suis, je trouve ça chiant, et en même temps ça me donne aussi des idées sur des choses que j’ai envie de faire et sur lesquelles j’avais pas encore mis de lumière.

Quels sont justement les problèmes de cadre que tu as pu identifier, au fil de tes expériences, en tant que formatrice et animatrice et en tant que participante à des formations ou ateliers ?

En fait, il  y a un biais de la formation, que moi-même j’ai parfois, et avec lequel je me débats : quand tu travailles avec des gens qui sont eux-mêmes dans l’accompagnement, l’enseignement, la formation, tu te dis que tout ce que tu vas leur proposer, ils vont déjà connaître. J’ai ce biais quand je donne des formations à des enseignants de Français langue maternelle : je me dis qu’ils connaissent déjà tout. Si bien que j’ai l’impression que je dois aller vite. Et je vais pas prendre le temps comme je le fais d’habitude de poser les bases, poser mon cadre, de donner la définition que je mets derrière les choses dont on parle.

C’est une erreur que je peux faire de vouloir aller trop vite, de vouloir aller directement aux trucs « intéressants ». Sauf que non ! Parce que ce qui permet, pour moi, qu’une formation se passe bien, c’est qu’on sache ensemble d’où on part, et de quoi on parle. Donc, même s’il y a des outils qu’ils ont déjà utilisés, ma façon de les utiliser, d’en parler, ma façon de les adapter en fonction du niveau, tout ça va pouvoir leur donner aussi des billes. Et eux vont avoir l’espace de dire comment eux les utilisent. Je sais que c’est un truc auquel il faut que je fasse gaffe : “ok, Amélie, il y a peut-être des trucs qu’ils connaissent déjà, mais tu vas quand même prendre le temps, et aller moins vite”.

Typiquement, ça m’est arrivé à la dernière formation que j’ai donnée. C’était très drôle, parce que c’était vraiment un pied de nez à moi-même. J’ai eu cet empressement, en me disant “ah c’est des profs, faut vraiment que je leur donne de la matière, rapidement”. Donc je suis allée un peu vite sur mon cadre. Et par exemple, j’ai pas re-précisé les horaires. Et en fait… bah, on avait des horaires différents sur nos convocations ! Moi j’avais jusqu’à 17h30 et certains participants avaient jusqu’à 17h. Du coup, à 17h, moi j’avais pas du tout fini, il me restait une demi-heure, j’ai vu des gens qui commençaient un peu à ranger, à s’agiter. J’ai fini la formation avec la moitié des gens ! Et c’était très désagréable. À la fois pour eux, parce qu’ils avaient pas la fin d’une formation pensée dans sa globalité, et pour moi, parce c’est pas très agréable quand d’un coup, ton groupe est divisé par deux !

En sortant de là, je me suis dit : “Mais, Amélie, enfin ! vraiment ! Si tu avais besoin encore d’une preuve qu’il faut passer du temps sur ton cadre et que ce n’est pas du temps perdu : la voilà !”

Et en tant que participante ?

Et en tant que participante, j’observe la même chose quand l’intervenant-e de la formation part du présupposé que les participant-e-s connaissent déjà ce dont on parle / ce qu’on fait, et qu’il ou elle ne prend pas le temps de définir les termes, de poser le cadre. Dans ces cas-là, j’ai l’impression de ne pas savoir où je mets les pieds ! Quand je viens en formation, j’ai envie qu’on me dise : on va faire ça, puis ça et ça, et m’approprier ce cadre-là. Si on nous laisse plein de possibilités, et qu’on doit choisir ce qu’on veut faire, sans façon de décider vraiment, ça ne me parle pas du tout ! Du coup seuls ceux qui ont un avis, ou qui sont moins timides, vont prendre la parole… Je trouve que c’est une perte de temps. Et que ça crée du flottement. Et moi j’aime pas le flottement. En formation. C’est aussi un côté un peu contrôlant.

Et bah je suis en désaccord avec cette idée que de ne pas aimer le flottement, ça veut dire être hyper contrôlant. Moi, j’y vois au contraire un savoir-faire du rythme. Le flottement, c’est aussi un moment où tu laisses filer le rythme. Il est pas question de dire aux gens, de façon militaire, on fait ça et ça va se jouer en deux phrases puis on passera à ça, ça, ça. C’est le goût du rythme, qui est crucial dans l’animation, que ce soit de formations ou d’ateliers. Il y a quelque chose de la musique à ce moment-là. Le flottement, c’est comme si l’orchestre déraillait complètement. C’est le vécu que j’ai en tout cas, et ça peut être très désagréable.

En communication non violente (CNV), il y a un besoin qui me parle tellement fort, c’est : “préservation du temps, de l’énergie et des ressources”. Pour moi, ce besoin, il est criant tout le temps ! Dès que je suis dans un endroit, par exemple une réunion sans objectif clair, où j’ai l’impression qu’on me mange du temps, ça me rend dingo ! En formation, si je ne vois pas où on va, je n’y arrive pas.

Et toujours sur la question du flottement, si on nous demande par exemple, en tant que participant-e, de réagir à des situations, de faire des retours à une personne, il faut qu’on ait assez d’infos sur le type de réactions et de retours attendus de notre part. Je crois que c’est une chose que j’ai beaucoup apprise en CNV, et en coaching. Pour cette préservation du temps, de l’énergie et des ressources, de quel genre de retours cette personne a-t-elle besoin pour que ce soit ajusté ? Faire des retours, c’est pas simple. Donc si on peut faire des retours un peu ciblés par rapport aux besoins de la personne, franchement, ça arrange tout le monde. Se prendre des retours qu’on n’a pas sollicités, c’est hyper désagréable, et ça sert à rien. Car on peut soit mal les prendre, soit ne pas les entendre. Et pour la personne qui fait des retours, ça demande du temps, de l’énergie, etc. Alors les faire quand on sait que c’est pas ce que la personne veut, ou que c’est à côté de la plaque, ça sert à rien. Si je ne sais pas ce qu’on attend de moi, et qu’on sollicite mon retour, ma réaction, comme j’ai peur de mal faire, je fais pas ! C’est important, parmi les éléments de cadrage, d’avoir des objectifs clairs.

Sur le sujet des retours, je t’invite à lire cet article d’Amélie : « Relecture de manuscrit : comment demander et faire des retours efficaces ? »

J’en parlais avec une amie l’autre jour, on se faisait la réflexion que comme on était un peu des obsédées du cadre, finalement on créait plein d’espaces qu’on cadrait nous-mêmes pour que les choses s’y passent bien ! Et c’est vrai. Par exemple j’organise des soirées “Filles avec un cerveau (chacune)” alors que ce serait difficile pour moi d’aller à ce genre de soirées organisées par d’autres. Et toutes les personnes qui viennent me disent qu’elles sont hyper introverties, hyper stressées mais qu’elles savent que ça va bien se passer. Je trouve que c’est un super beau cadeau qu’on me dise ça ! Effectivement, c’est des supers soirées, on passe de supers moments, parce qu’il y a un cadre qui fait qu’on va directement aller dans de l’authenticité, et dans de l’intime si on veut, il n’y aura pas de jugement, et ça va faire du bien en fait. On mange bien, et ça fait du bon au cœur en même temps.

Tu parles d’endroits où on va pouvoir être authentiques, être intimes, si on veut, sans jugement, et j’aime bien ce paradoxe : pour pouvoir avoir cette étendue de liberté, pour pouvoir se sentir super libres, pour qu’émergent de soi des choses inattendues, il faut en fait beaucoup de cadrage ! On pourrait penser que c’est l’inverse, spontanément. Je pense que c’est  peut-être l’erreur que certains font. En voulant laisser beaucoup de champ libre, de penser qu’il faut peu jalonner, peu baliser, peu cadrer en fait, car sinon on étoufferait quelque chose. Mais j’ai vraiment l’impression qu’au contraire, parce que c’est bien cadré, c’est pas étouffant, et il y a 10 fois plus de liberté. C’est quelque chose d’hyper ténu, d’équilibriste. C’est de la dentelle. Et je pense que ça fait partie des choses que tu arrives à faire. J’ai pas vraiment de question là, je déblatère…

En fait, c’est hyper intéressant parce que ça me fait penser à ta première question sur la façon dont ma pratique d’animatrice d’ateliers a nourri ma pratique d’enseignement. Et là ce qui me vient évidemment, c’est l’OuLiPo (l’Ouvroir de Littérature Potentielle). Les premiers ateliers que j’ai animés, c’était dans le cadre d’un festival de poésie oulipienne, même si mes ateliers étaient pas, en soi, oulipiens. J’ai participé à beaucoup d’ateliers oulipiens. Et même si mes ateliers ne le sont pas, j’ai gardé ce truc de la contrainte qui libère la créativité ! Alors pas aussi fort que dans l’OuLiPo, quand il s’agit d’écrire des livres sans la lettre “e” pour reprendre l’exemple le plus connu, mais j’ai gardé ce truc d’avoir une forme, contrainte, au sein de laquelle les gens vont pouvoir exprimer leur créativité. Pour moi, c’est une base de l’atelier d’écriture. Et c’est pour ça que je fais écrire les gens en 12 minutes, en 15 minutes, en 9 minutes. On en parlait encore hier soir en atelier : ça permet vraiment de faire taire les voix qui jugent, et de démarrer quelque chose. De passer à l’action ! Je pense que le cadre, et la contrainte (dans l’emploi littéraire du mot), ces balises-là, elles sont hyper importantes pour que les gens n’aient pas à se soucier de ça.

Je vois en tant que participante, quand le cadre n’est pas posé, ou mal posé, que j’ai trop de questions à résoudre dans ma tête pour pouvoir me concentrer sur ce qu’on est venus faire. Il n’y a plus d’espace pour ça. Pour moi, le cadre, c’est résoudre les questions des gens, pour qu’ils puissent se concentrer sur ce pour quoi ils sont là.

C’est un super résumé. C’est vraiment ce que tu portes, toi, pour que d’autres n’aient pas à le porter, c’est une façon de les libérer pour qu’ils mettent leur énergie là où c’est important de la mettre.

Mais on en parlait avec mon amoureux qui a fait une expérience que je trouve intéressante, et vers laquelle j’aimerais bien me diriger dans certains contextes. C’est le fait d’être co-responsables du cadre. Il me parlait d’une expérience du Travail qui Relie. Une fois le cadre posé, chacun-e est responsable du cadre, et chacun-e est responsable de dire quand quelque chose ne va pas. Je sens que je gagnerais à faire plus ça. Un de mes défauts, ça peut être de vouloir trop porter pour les autres. Et de me sentir responsable de leur bien-être. Et typiquement, on apprend en CNV qu’on n’est pas responsable des émotions des autres. Nous, on peut tenir un cadre, mais après c’est à chacun-e de… Et je trouve que de le formuler, de dire que chacun-e est co-responsable du cadre, c’est intéressant et c’est une chose que j’ai pas encore beaucoup expérimentée. Je le ferai peut-être à la prochaine soirée “Filles avec un cerveau (chacune)”. En formation, j’ai pas encore eu l’opportunité de dire ça. Peut-être que je le ferai dans l’Espace de curiosité.

Oui ! Et pour moi, ça fait partie du cadre. Ça peut faire partie du cadre que d’inviter les gens à s’en saisir. Et à nouveau, beaucoup de finesse parce qu’il faut savoir clairement : quelle est la contribution qu’on leur demande ? Ça se nomme, ça se dit.

Oui, je vois que ça peut être fait de manière très simple. En début d’année, dans mon groupe de pratique de CNV, la formatrice nous a dit : voilà ce qui est important pour moi qu’il y ait dans le cadre (bienveillance, etc.). On a discuté des mots pour voir si on était d’accord avec eux, et elle nous a demandé s’il y avait des mots qu’on voulait ajouter. Mais ça, c’est une co-construction du cadre. Je trouve que c’est encore différent de dire qu’on est co-responsables du cadre…

Et je me rends compte qu’en atelier maintenant, notamment en ligne, je leur dis : faites tout ce qu’il faut pour que vous vous sentiez bien. Par exemple, vous pouvez ne pas écrire si ça vous fait plus de bien qu’écrire. Oui, l’idée c’est de redonner du pouvoir aux gens.

Oui, et c’est en ça je trouve que dans tes expériences du cadre, comment tu l’ajustes, comment tu y réfléchis, on n’est pas dans quelque chose de contrôlant ! Puisque le but du cadre, c’est de donner du pouvoir aux gens, de leur laisser le bon espace.

Quelles autres choses sont importantes pour toi dans les cadres que tu crées, les ateliers d’écriture, l’Espace de curiosité, les formations ? Les choses auxquelles tu veux être attentive, ce qui fait pour toi partie d’un bon cadre ?

Je crois que le truc le plus important, c’est de parler en “je”. Mon expérience est valable pour moi, et c’est tout. Dans les ateliers, c’est un peu moins pertinent, mais dans des espaces de formation et d’échanges de pratique, c’est hyper important de pas transformer les choses en injonction (si ça a marché pour moi, ça marchera pour toi). Dans les formulations, il y a une subtilité entre le partage de ma propre expérience et l’injonction de : il faut que tu fasses comme ça, t’as qu’à faire comme ça.

Et ça va avec : l’écoute et la bienveillance. C’est ce que j’adore dans le co-développement, les exercices d’écoute, où la personne te raconte quelque chose et tu ne peux pas répondre pendant tout ce temps-là. Je trouve très intéressant ce que ça permet à l’autre, d’être entendu-e, sans être interrompu, et à soi aussi de voir comment ça peut s’agiter dans notre tête (“oh faut que je pense à lui dire ça, ça, ça !”, “oh mais là je veux réagir comme ci, comme ça !”). Souvent l’intention est hyper bienveillante. Mais ça apprend à laisser de l’espace, et du temps.

Le cadre aussi, c’est par rapport au temps et au rythme. De prendre soin d’arriver ensemble, d’atterrir ensemble, et de clôturer. J’ai besoin de savoir comment les gens repartent, avec quoi ils repartent, j’ai besoin que le groupe existe à l’instant T même si les gens ne se connaissent pas. Quand je dis “j’ai besoin”, enfin, c’est surtout que je vois que c’est ça qui marche ! Souvent, il y a cette idée que les tours de parole pour se présenter, ça prend du temps, ça prend trop de temps. Alors oui, un tour de parole pas cadré où des gens se lancent pour 45’, c’est très chiant et c’est pas simple à cadrer… mais c’est une chose sur laquelle je refuse de négocier. Parce que ça permet tellement de faire groupe. Ça dépend évidemment de la façon dont c’est fait. Mais il y a tellement moyen de créer du groupe à cet endroit-là. Et quand on se retrouve pour une formation ou un atelier, c’est aussi ce qu’on vient chercher : le groupe ! Sinon on fait un accompagnement individuel, des formations sur internet… Et si on vient chercher du groupe, il faut… enfin “il faut”… moi je veux en tout cas créer du groupe.

Et créer du groupe, pour moi, c’est créer un espace où les gens se sentent de parler s’ils en ont envie, et où leur parole est la bienvenue et entendue, et où ce sera horizontal. C’est pas moi qui viens délivrer des trucs. Même en formation, où, oui, je partage mon expérience, je cherche surtout des espaces qui permettent aux participant-e-s de partager leurs expériences. C’est intéressant de trouver comment valoriser ça. L’horizontalité, c’est dire que mon expérience ne vaut pas plus que celle des participant-e-s.

Le cadre, c’est aussi re-souligner la responsabilité, la souveraineté de chacun-e par rapport à ses besoins, ses émotions. C’est extrêmement empouvoirant pour les autres et reposant pour soi, de ne pas prendre en charge les besoins des autres, ni leurs émotions.

Et autre ingrédient du cadre : c’est la confidentialité de ce qui s’y passe ! Je pense notamment à l’Espace de curiosité et à un accompagnement de groupe sur plusieurs mois que je proposais. La confidentialité par rapport aux projets des autres. Un jour, dans le groupe facebook d’un de mes programmes en ligne, où les gens pouvaient partager leurs textes, une personne m’avait écrit pour me dire que ça la stressait de poster dans le groupe, ne sachant pas ce que les textes deviendraient, ni qui était dans ce groupe. On en a discuté, je lui ai demandé ce qui lui permettrait d’être à l’aise – si elle avait envie de poster ses textes, car je sentais que c’était quand même une envie qu’elle exprimait, même si quelque chose la freinait. Et en fait, on a juste rajouté dans le cadre, que j’avais déjà posté, que les textes appartenaient aux auteur-e-s, et que tout partage en dehors du groupe nécessitait leur accord. À partir de là, elle a posté ses textes. J’avais trouvé ça super qu’elle l’exprime, justement, et qu’on trouve une solution. Solution qui était en fait très simple à mettre en œuvre ! Oui, ça me paraissait évident, mais c’était pas nommé.

Et sur la confidentialité, ma formatrice de CNV dit un truc très chouette. Elle trouve que c’est hyper dur à tenir. Quand il s’est passé un truc, dans un groupe de pratique, où chacun-e amène des situations, et quand tu rentres chez toi, c’est très humain d’avoir envie d’en parler. D’abord, je trouve chouette qu’elle formule ça. Moi, ça m’arrive très souvent d’avoir envie de partager ce que j’ai vécu dans ce cadre. Et ce qu’elle propose, elle, c’est qu’on puisse en parler, sans qu’on puisse reconnaître la personne qui a évoqué la situation bien sûr, et il faut imaginer que la personne dont on parle pourrait être juste à côté de nous et devrait être complètement ok avec tout ce qu’on dit. Je trouve que c’est un bon entre-deux, pour pouvoir re-partager des choses qui se sont passées tout en préservant l’anonymat de la personne. Juste parce que c’est une expérience humaine de partager, et que ces partages peuvent nourrir d’autres discussions. Et ça implique, à nouveau, de parler en “je”.

Merci pour ça, très précieux ! Et ça fait vraiment écho à des choses pour moi, dans un des groupes de ma formation, où il y a un besoin de partager mais un enjeu de comment on en parle en dehors puisqu’on peut pas trop en parler non plus… Il faut être très délicat avec ça mais on sait pas trop comment. J’aime beaucoup là cette idée d’imaginer la personne à côté de soi.

Est-ce que tu peux nous parler des difficultés de “tenir le cadre” ? Comment tu tiens quand ça tient plus trop, quand ça chancelle ? Comment tu re-cadres ?

Oui, je trouve ça hyper dur ! Comme dans la vie en général. Dire les choses une fois, c’est pas forcément simple, et les re-dire parce que ce qu’on a dit n’a pas été respecté… arf.

Je trouve ça dur de re-cadrer. Les deux choses qui me permettent de le faire : c’est déjà de poser le cadre au début. C’est quelque chose que je ne faisais pas avant. Dans mes ateliers d’écriture, il n’y a pas de retours sur les textes. Je trouve que c’est pas l’endroit, à nouveau pour la préservation des ressources, du temps et de l’énergie dont on parlait. Si une personne veut retravailler son texte, c’est pas le moment, à chaud, après une écriture en quinze minutes, de recevoir des retours, au sein d’un groupe. Je suis pas confortable avec ça, ce serait super difficile d’être juste. Donc je ne fais pas de retours, si ce n’est souligner une expression qui m’a plu ou touchée. Et pendant longtemps, j’ai pas assumé ça. J’avais l’impression qu’il fallait dans un atelier d’écriture qu’il y ait des retours… Pourtant, il n’y en avait jamais, dans aucun des ateliers auxquels je participais. Je sais pas pourquoi, j’avais quand même l’impression que les autres faisaient des retours et moi pas. Du coup, quand j’avais de nouvelles personnes en atelier, j’étais hyper stressée quand venait le moment de la lecture des textes. Je me disais : les gens vont se rendre compte qu’il n’y a pas de retours, ça va être horrible, ils vont se lever en claquant la porte. Bref ! Et j’en parlais avec ma coloc’ de l’époque qui animait aussi des ateliers, qui m’a dit : pourquoi tu n’en parles pas dans ton cadre ? Et moi j’étais là : « Mon quoi ? ». Ahem. Voilà, c’est pour dire que j’ai quand même bien évolué sur la notion de cadre. Bon, c’était il y a 11 ans.

Cette discussion m’a permis de commencer à mettre un cadre, à expliquer comment ça allait fonctionner et pourquoi je faisais les choses comme je les faisais. Pas pour justifier, mais pour définir ce que je mets derrière l’idée d’atelier d’écriture, et ce que ça implique, notamment le fait qu’il n’y a pas de retours. Donc ce qui m’aide à tenir le cadre, c’est déjà de l’avoir posé au début. Par exemple, dans certains contextes, je peux dire : on va veiller à ce que chacun-e ait de l’espace de parole. Ou au contraire, si par exemple on n’a qu’une heure pour du co-développement, je préviens que je vais être hyper cadrante sur le temps parce qu’on en a peu, et que, du coup, je pourrai interrompre. Et à ce moment-là, ces préambules ne visent personne. Ça vise le groupe, ça englobe tout le monde. Et c’est pour le bon déroulé, au bénéfice du groupe. Et je trouve ça tellement plus facile, après, si quelqu’un sort du cadre, de dire : “comme je l’ai dit au début, là, je vais être chiante sur le temps, est-ce que tu peux juste finir ta phrase ?”. C’est beaucoup plus simple que si on n’a rien dit au début, et qu’il y a une personne qui prend plein de place et qu’il faut lui dire “excuse-moi, là, faudrait… faudrait… que tu termines”. Le cadre au début, c’est quelque chose de général, que tout le monde a entendu, et je demande  à ce moment-là s’il y a des questions, s’il y a besoin d’ajouter autre chose. Tout le monde a en fait accepté. C’est beaucoup plus facile de faire ensuite un rappel à ça.

Et la deuxième chose qui m’aide, c’est de reconnecter au groupe et à l’objectif du groupe. Au lieu de me dire que c’est pas cool pour la personne, de craindre de la blesser, qu’elle le prenne mal (car je peux être vite dans ces pensées-là), me rappeler que je suis garante du bon fonctionnement du groupe. J’estime que ce bon fonctionnement du groupe passe par telle et telle chose, et alors je peux re-cadrer avec cette intention en tête, plutôt que de me dire que je vais blesser quelqu’un.

Après, tu sais jamais comment les autres vivent quelque chose… Parfois, tu peux te dire qu’une personne prend beaucoup trop de place, que le temps de parole n’est pas équitable, et finalement, à la clôture, des gens disent “ah j’ai adoré les interventions de cette personne”. Ça, c’est la magie de l’humain ! Ça m’est déjà arrivé de penser qu’il aurait fallu que je re-cadre à fond, et finalement, ce qui s’est passé était bénéfique pour le groupe. Ça questionne énormément.

Une troisième chose qui me vient. C’est un retour qu’on m’avait fait qui m’avait beaucoup touchée. C’était dans un accompagnement de groupe sur trois mois. Chaque personne avait un projet de texte, on faisait des temps ensemble qui étaient mi-ateliers d’écriture, mi-réflexions sur le processus, il y avait parfois des lectures de texte, parfois des temps d’échange. Et une participant-e qui m’avait fait un retour trop beau. Elle m’avait dit : “en fait, j’ai l’impression qu’avec toi, il y a toujours le temps pour que chaque personne ait le temps dont elle a besoin, même si ça semble sortir de ce que, toi, tu avais prévu, et à la fin, on a quand même l’imrpession de faire ce que tu avais prévu, sans avoir speedé.” J’étais très touchée que ce soit fluide pour elle. C’est un vrai  truc. L’idée, c’est d’être flexible dans les propositions que j’ai prévues : par exemple, un truc prévu en 10 étapes (une même étape qui se répète), je sais que je peux le faire en 7, une proposition d’écriture sur 15 minutes, je sais que je peux raccourcir ou allonger le temps, il se passera d’autres choses. J’étais très contente de son retour parce que, pour moi, le temps, c’est un vrai enjeu de rythme. Je me prends beaucoup la tête sur “où vont aller les choses”, et “combien de temps ça va prendre”. Du coup, c’était très précieux pour moi qu’une personne me fasse ce retour qu’elle avait l’impression de toujours avoir le temps qu’il lui fallait. Vu l’énergie que je mets là-dedans, c’est cool que ça puisse être ressenti comme ça ! C’est le truc qui me stresse, la gestion du temps.

C’est ce que je trouve intéressant aussi dans l’Espace de curiosité que tu proposes, parce que c’est aussi la possibilité de mettre en mots des choses incorporées, qui finissent peut-être par être des habitudes un peu silencieuses, pas pensées, et qui font la richesse des pratiques et des choix de chacun-e.

Et pour revenir justement à cet Espace de curiosité, qu’est-ce qui t’appelait autant dans le terme de “curiosité” ? Quel lien tu fais entre ce mot et ce que tu comptes proposer ?

Je crois que ce que j’aime bien dans la curiosité, c’est qu’il n’y a pas de jugement. Par exemple, analyse de la pratique, c’est hyper intéressant comme processus, mais il y a l’idée qu’on amène des problématiques présentes pour soi et on va travailler dessus. Ça peut être intimidant. C’est hyper vulnérable en fait. Du coup, dans le terme de curiosité, ça pose qu’il s’est passé quelque chose, que c’est pas « bien » ou « mal » – la question, c’est pas “oh là là, je me suis planté”. Il s’est passé quelque chose, et à l’instant T, on a une façon de le regarder et de le raconter, et on va pouvoir aller le regarder autrement, du fait justement d’être plusieurs à le regarder en même temps. Et plusieurs, avec chacun-e des expériences différentes, un parcours différent, des références différentes. Liées à l’animation d’ateliers d’écriture, ou pas. C’est aussi des parcours de vie différents.

J’aime cette idée qu’il se passe un truc pas agréable, et plutôt que de le juger, est-ce que je peux juste regarder ce que c’est, et me dire “ah tiens, ok, t’es là, t’es pas hyper agréable. Qu’est-ce qui se passe si je te laisse juste être là ? Est-ce que d’un coup, je peux pencher la tête pour te regarder un peu différemment ?”. C’est beaucoup plus doux.

Et puis, curiosité, il y a un côté un peu mystérieux, excitant. Je l’ai vu dans l’atelier “Boîtes”, on avait des boîtes qu’on n’avait pas le droit d’ouvrir et on avait trop envie de savoir ce qu’il y avait dedans ! C’est aussi la curiosité dans ce sens-là : qu’est-ce qu’il y a là ? C’est quoi, ce truc ? C’est ce que j’aime dans la prise de recul… On est souvent la tête dans le guidon, et l’idée c’est de dézoomer un peu, de dire “ok il s’est passé ça, et du coup : quoi ?”.

Merci Amélie !

Et maintenant ? Si ce n’est pas déjà fait, tu peux écouter-lire l’épisode 1 et l’épisode 2.

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Crédit photo : Nirine Arnold

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