J’ai entamé trois contenus différents ce soir, je ne sais pas par quel bout attraper l’un ni par quel bout lâcher l’autre, ils s’emmêlent, se font des noeuds, les mots sont las. Je jette un oeil en haut à droite de l’écran : 23h01, et là c’est moi qui suis lasse. Je peste : que de temps perdu, tu pourrais avoir déjà terminé si tu t’étais décidée. Dodo, ce serait plié.
« Que de temps perdu ». « Que de temps perdu ». Je m’arrête.
Cette errance-là, quand tu ne sais pas mais que tu essaies, ce n’est pas du temps perdu, c’est le temps qu’il faut.
Les mots qui se font la malle, les phrases qui veulent pas se mettre à l’endroit, et qu’est-ce que je voulais dire déjà : c’est pas du temps perdu, c’est le temps de le faire.
Et ça j’ai l’impression de l’oublier toutes les 2 minutes, façon Dory dans le monde de nemo.
On ne parlera jamais assez du temps que les choses prennent. Je reprends des études cette année, c’est passionnant et excitant, mais parfois comme hier soir : c’est juste le vide sous mes pieds. Le cours était difficile, le prof impatient, je ne comprenais rien, j’avais les larmes aux yeux d’orgueil et de fatigue. J’échangeais des regards SOS détresse avec d’autres qui ne comprenaient pas non plus, et je jalousais férocement ceux qui semblaient avoir une ampoule au-dessus de la tête.
C’est tout bête en fait. Je vais avoir besoin de temps : j’apprends. Est-ce que c’est du temps perdu quand on ne sait pas mais qu’on essaie ?
Je suis attendue à 9h30 au fond de la cour près de l’escalier E. Je commence un nouveau travail aujourd’hui. Il fait nuit noire dehors, c’est la belle saison. Je me suis levée un peu plus tôt que nécessaire pour pouvoir écrire. Niveau d’émotions au bord de ce premier jour : lave-linge essorage 1600 tours.
C’est un bon job, bon feeling avec les personnes rencontrées au fil du recrutement, bonnes conditions, bonnes missions, bonne réputation.
C’est tout bon.
Sauf que… (parce que la vie serait tellement moins drôle sans contestation).
On dit que l’entrepreneuriat peut parfois être une fuite amère du salariat. L’inverse est vrai aussi : le salariat peut devenir une fuite totale. On s’y réfugie pour éviter tous les regards inquiets, toutes les questions sans réponse. Pour éviter d’aller là où personne ne nous attend.
Il t’en faut du courage, toi qui crées et organises chaque jour ton activité (qu’elle soit entrepreneuriale, artistique ou autre), toi qui portes à bout de bras ton projet. Peut-être qu’aujourd’hui personne ne t’attend à 9h30 au fond de la cour près de l’escalier E, mais tu y vas quand même. Tu n’attends pas qu’on t’attende.
En 2011, j’avais une idée de film. Je vous la fais courte : c’était l’histoire d’un vieux monsieur à Brest, veuf et un chouïa déprimé, qui ne sait pas nager. Il se rend pourtant chaque jour à la piscine municipale et grimpe jusqu’au plus haut plongeoir. Il est chaque jour rattrapé par le maître-nageur tantôt excédé tantôt pris de pitié. Ce n’est pas qu’il veut mourir, c’est qu’il veut plonger. Il voit régulièrement son fils et sa fille mais la communication est difficile, le lien distendu. A la télé, un jour, il découvre les plongeurs de falaises d’Acapulco et c’est décidé : direction le Mexique. Tout le monde essaie de l’en empêcher mais il plie bagage et le voilà traversant fièrement l’Atlantique. Je ne me souviens plus trop de ce qui se passe là-bas, mais il rencontre une dame qui cultive plein de grosses fleurs dans son jardin et qui lui offre la chaleur et l’espoir qui lui manquaient. Dans ma tête, c’était moins niais mais j’essaie de faire vite.
Pour ce film, dont je n’ai finalement jamais écrit une ligne, je savais qui devait jouer mon vieux monsieur : Jean Rochefort. C’était lui, je le voyais, il n’y avait pas d’alternative possible. Il me fallait son élégance, et son comique malgré lui, sa douce folie.
Ce film, j’y songeais beaucoup. J’en parlais autour de moi, si bien que quand quelqu’un voyait Jean Rochefort à la télé ou au cinéma, puis quand il est mort, on me disait, on m’a dit tiens, j’ai pensé à toi.
Mais ce film, c’est resté une idée. Une idée sans travail, une idée délaissée.
Dans une émission radio, Christine Angot (dont je n’ai encore rien lu) parle de l’écriture, de son travail d’écriture. Elle en parle durement, paraît très énervée, et bizarrement c’est passionnant à écouter : « Toutes ces pages que j’écris les premiers mois, c’est une espèce de destruction de toutes les idées qui viennent. Qui sont toutes mauvaises. Une idée est toujours mauvaise. Toujours. Le principe de l’idée, c’est qu’elle est mauvaise. Donc : il faut les supprimer au fur et à mesure.«
Je ne sais pas si une idée est toujours mauvaise, mais il s’agit bien, oui, de détruire les idées. Parce qu’une idée est toujours facile, toujours trop belle pour être vraie. On peut penser qu’elle brillera plus longtemps si on la met à l’abri de la lumière du jour. On la laisse dans un écrin, et on n’en fait rien.
J’essaie de ne plus trop aimer mes idées, parce que c’est tentant de les sacraliser, on finit par avoir cette peur absurde de les « gâcher » en essayant d’en faire quelque chose dans la réalité.
J’essaie d’apprendre à jouer avec mes idées. Choisir lesquelles sont pour moi, lesquelles seront pour d’autres (oui, parce qu’une idée qu’on a n’est pas toujours pour soi, qu’est-ce que c’est fourbe ces bêtes-là). Développer le goût de faire, de fabriquer. Se laisser suprendre par ce qui survient quand on plonge sans savoir nager, par ce qui surgit quand on lâche l’idée.
Sauter (ou pas) d’un plongeoir de 10 mètres de haut. J’ai repensé à ce film formidable en préparant un contenu, et finalement il s’y substitue en attendant que mon texte soit fait.
Ce soir, je vous partage cette très jolie question qu’on m’a posée l’autre jour : « où est-ce que tu te sens chez toi ? ». La question ne portait pas sur un lieu, un environnement. Elle a surgi dans une conversation sur les activités, les envies, les élans.
J’ai adoré cette question et tout ce qu’elle a provoqué en moi. À peu près la sensation de ce GIF :
J’avais un peu de mal à verbaliser ma réponse mais à l’intérieur, c’était un feu d’artifice des émotions que j’ai pu ressentir au contact de tel univers, telle personne, telle vision du monde, telle création.
C’est joyeusement mystérieux les raisons pour lesquelles on se sent chez soi. On ne sait pas forcément l’expliquer avec des mots, mais c’est quasi instantané. C’est ta carte aux trésors, ton ciel étoilé.
J’aime aussi le double mouvement que la question permet : un mouvement vers l’intérieur (ce qui palpite en toi) et un mouvement, simultané, vers l’extérieur (toutes ces lumières dans ton paysage). Là où je me sens chez moi m’offre tout autant un refuge, un foyer que des destinations à explorer, des portes à franchir. Des indices pour cheminer.
Et toi, et toi, où est-ce que tu te sens chez toi ?