« Ecrire. Je ne peux pas. Personne ne peut. Il faut le dire : on ne peut pas. Et on écrit. (…) L’écriture, c’est l’inconnu. Avant d’écrire, on ne sait rien de ce qu’on va écrire. Et en toute lucidité. C’est l’inconnu de soi, de sa tête, de son corps. (…) Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait pas, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. Écrire, c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait – on ne le sait qu’après – avant, c’est la question la plus dangereuse qu’on puisse se poser. Mais c’est la plus courante aussi. »
Dans un post intitulé Non-negotiable, Austin Kleon écrit : « It’s not easy to sit down every day with next-to-nothing and try to make something appear. But this portion of our day is non-negotiable. You start out not knowing and go from there. (Remember: It doesn’t have to be good, it just has to exist.)«
C’est plutôt magique le commencement. Tellement magique qu’on ne sait pas très bien où ça se situe. Un voyage par exemple, à quel moment est-ce qu’il commence ? Quand on en a l’envie, quand on le rêve, quand on laisse courir ses pensées sur l’atlas ou qu’on zoome sur google maps, quand on achète un guide ou un billet, quand on fait sa valise, quand on ferme la porte de chez soi, quand on s’asseoit dans le train ou dans l’avion, ou dès qu’on marche enfin dans des rues inconnues ?
Idem pour un projet de création ou d’entreprise, c’est quand, c’est quoi, le commencement ?
Dans Comme un avion, Bruno Podalydès filme et interprète un passionné d’aéropostale qui décide d’entreprendre une petite expédition en… kayak. Première partie du film : la découverte fascinée de l’objet, sur internet puis en vrai au déballage du colis, le montage laborieux du kayak dans son salon puis sur le toit de sa maison, le soin pour dresser la liste du matériel à emporter (« oui » dit-il, « j’accorde une grande importance au matos »), le manuel des castors juniors à portée de main, l’excès de zèle pour s’équiper. C’est clairement la meilleure partie du film, avant que le kayak ne flotte sur l’eau, parce que Podalydès est un spécialiste de la préparation, du rêve à matérialiser, des panoplies du commencement. C’était pareil dans Liberté-Oléron, un autre de ses films, où le père de famille en vacances se fantasme capitaine de bateau, fait la folie d’en acheter un, on suit là aussi tous les préparatifs, le matériel, la documentation, le rêve d’enfant et les joies et déboires de l’adulte dans la réalité.
« Dans le jardin familial, j’adorais avec Denis construire des radeaux, donc on posait juste des planches dans le gazon et on y séjournait comme si on était sur le Kon-Tiki, coupés du monde, on se croyait en mer. Et mon plaisir le plus intime, c’était de me mettre sur le bord de la planche et de regarder la fin du radeau, là où on est encore sur le bois, et l’herbe c’était l’océan. Et cette espèce de frontière, l’aventure, intérieure/extérieure, jmsuisdit comment je pourrais raconter ça au cinéma : ce début de l’aventure, le voyage, être chez soi, comme on est chez soi chez Jules Verne dans le sous-marin, et en même temps dans le monde, extérieur. » (Bruno Podalydès dans cette interview ci-dessous)
J’ignore si c’est vraiment le commencement, mais j’aime ces débuts-là, ce moment où le kayak prend soudain toute la place dans notre vie, on l’apprivoise, il nous résiste, on se prépare, on s’apprête, on liste, on se procure, on accumule, tout cet avant d’aller sur l’eau.
Ce goût singulier de s’y mettre un peu, avant de s’y mettre vraiment. Le plaisir de se projeter et de soigner tous les signes de ce qui est à venir.
Je sais aussi que j’aime un peu trop ça. J’ai tendance à fixer le bord du radeau, rêver l’herbe-océan, collectionner des panoplies, ne jamais commencer vraiment.
Mon projet, mon kayak à moi, n’est pas un projet d’écriture mais ce sont les exemples tirés de l’écriture et de la création qui me parlent le plus sur ces sujets du faire et du commencement. Peut-être parce que c’est l’un des domaines où j’expérimente aussi la Résistance (Steven Pressfield, War of art), et où j’apprends, cahin-caha, à lui tenir tête.
Alors pour finir sur le commencement, voici deux ressources de ma panoplie :
lundi – l’impatience A l’arrivée, scruter le jardin, examiner l’arbre planté deux mois plus tôt. Est-ce qu’il a grandi, est-ce qu’il a pu s’étoffer ? non. Il est si frêle, trop discret. On ne le voit que parce qu’on sait qu’il est là. Cette impatience de le voir pousser.
mardi – la chaleur Se laisser porter par les rires et la chaleur des appareils à raclette, parler un peu, pouvoir se taire aussi par-dessous les fortes voix, déceler sur un visage vieillissant l’air facétieux de l’enfant.
mercredi – le corps humain Après la bûche, après le coucher du soleil manqué toute la journée, prendre un des livres déposés sous le sapin des enfants et se poser des questions sur la nature, l’espace, l’histoire, le corps humain. S’étonner ensemble et joyeusement de tout ce qu’on ne sait pas, de tout ce qu’on apprend.
jeudi – l’ombre Se taire par-dessous la forte voix, se demander comment prendre place, comment faire avec le simple soi, comment être là sans se sentir dans l’ombre de.
vendredi – les lumières Prendre un train qui circule, revenir au point de départ. Loin de l’arbre qui pousse. Là où les lumières de la ville éteignent les nuits étoilées. Compter sur demain pour l’élan.
samedi – les recommencements Penser au 28 décembre de l’année d’avant, penser fièrement à la décision prise ce jour-là, aux jours parcourus, célébrer sans bruit, sans éclat mais célébrer quand même les recommencements, les arbres qui poussent lentement.
Ça va très vite, ça se fait si facilement… la peur te prend la main et te ramène à bon port, dans des endroits que tu connais bien, ton fauteuil, ta couette, les tâches annexes, l’oubli de soi, le divertissement. Ces lieux où tu ne vis pas ta vie, où demain devient le royaume sans fin de tes promesses.
Peu importe le projet, peu importe où tu en es, c’est très facile de laisser cette peur l’emporter. Et elle prend tous les visages, perfide, rusée, elle te convainc par tous les moyens que cette petite aventure sur les flots, c’est franchement pas une bonne idée. Ton bateau ? Ce n’est qu’une coquille de noix, de qui se moque-t-on. Il fait beau ? Ça ne va pas durer, tempêtes à venir, noyade assurée.
Chez moi du moins, ça va très vite, ça glisse. Je n’y prends pas garde et me voilà, en contrebas, coincée dans le sentiment d’être coincée. Avec l’impression (un exemple au hasard) qu’écrire trois lignes demande l’énergie d’un triathlon.
On attend d’être sauvé.e, d’être touché.e par la grâce de l’inspiration, de la force ou de la motivation. On se demande pourquoi aujourd’hui tout est si laborieux. Et pendant qu’on se pose ce genre de questions, on laisse la peur à la barre, et oh tiens, nous revoilà au port qu’on avait pourtant si joyeusement quitté.
Ça va vraiment très vite. Et ça vient à tout moment. J’insiste : peu importe où tu en es. On n’en est jamais débarrassé.
Il n’y a pas, je le répète, je me le répète, d’amarres larguées une fois pour toutes. Il n’y a pas d’avant/après le courage de commencer, d’avant/après l’élan de faire. Il n’y a pas de mers lointaines, d’eaux hors-la-loi, de nombre de jours dépassé où la peur ne nous trouvera pas.
J’ai entendu mille fois « ce qui est fait n’est plus à faire ». Ça marchait très bien pour les devoirs enfant, ça marche aussi, plus tard, pour la paperasse, les corvées. Allez, allez, ce qui est fait n’est plus à faire, je visualisais des affaires (littéralement) qu’on fait valser derrière soi les unes après les autres. Ça sentait quand même la grosse arnaque vu que les devoirs ça revenait tout le temps, et plus tard la paperasse aussi.
Puis un jour, j’ai lu un livre magnifique (La fin du courage de Cynthia Fleury) qui m’annonce de but en blanc que « tout ce qui est fait reste à faire ».
OK… C’était comme d’apprendre que le père Noël n’existe pas.
Et en même temps que la sidération : le soulagement. On me disait enfin la vérité. On allait pouvoir avancer sur des bases saines. Oui, tout ce qui est fait reste à faire. Le courage est pour toujours à renouveler. Il n’est jamais chose faite, jamais derrière soi. Le choix est chaque jour à réaffirmer. Le port pour toujours à quitter.
Ça pourrait sembler décourageant, ça ne l’est pas. Le découragement s’installe quand on s’obstine à croire que ça devrait être facile, que parce qu’on l’a fait une fois, on n’aura plus à le faire. Qu’on saura le refaire sans résistance. Qu’un courage, un dépassement prédit mille courages, mille dépassements.
Non, on repart chaque jour à l’aventure. Et les vents sont tantôt favorables, tantôt contraires.
Paris-Brest-Paris ou Paris-Brest et retour, c’est une course cycliste créée en 1891. L’homme qui a remporté la première édition, Charles Terront, a roulé sans dormir pendant 71 heures (!) pour parcourir ces 1200 km. Le deuxième n’arrive que huit heures après lui, et des centaines terminent des jours plus tard, « en s’arrêtant dans des auberges pour la nuit ». La performance de Terront m’épate complètement. Je regarde des photos et dessins de lui, cherchant à percer du regard le secret de cet homme. C’est lui là ci-dessous. C’est rigolo, en creusant, je découvre des sites de passionnés de cyclisme, des portraits de « l’homme-coureur », l’engouement de la foule à l’époque pour l’exploit et pour le vélo, ça m’emmène là où je n’avais pas du tout prévu d’aller ce soir (j’ai déjà dit que j’aimais quand même vachement internet ?).
Bref, passons Terront, ma grande découverte du soir est à venir.
En 1931, il y a sur cette course Paris-Brest-Paris, en plus des 28 coureurs, 150 « touristes » inscrits : 64, allure libre et 91, audax.
Je ne connaissais pas avant ce soir ces expressions : allure libre et audax. Ça a l’air connu pourtant, moi je découvre.
Allure libre : c’est beau, et ça va, je comprends, enfin je déduis.
Audax : allez zou, une autre fiche wikipédia !
Alors, c’est quoi ? « L’audax se définit comme une épreuve de régularité et d’endurance, à allure imposée conduite et contrôlée par des capitaines de routes régulant la vitesse du groupe. » Elle est de 20 à 25 km/h pour les cyclistes, 6 à 6,5 km/h pour les marcheurs. Si ça vous intéresse pour les rameurs ou skieurs de fond, il y a des allures contrôlées là aussi.
D’où ça vient ? « Le 12 juin 1897, 12 cyclistes italiens tentaient à vélo le raid Rome-Naples (230 km), entre le lever et le coucher du soleil. Neuf réussirent, leur tentative fut qualifiée d’audacieuse (« Audax » : traduction latine du qualificatif audacieux). Ceci donna lieu à de nombreuses sorties en groupe et contribua ainsi à la naissance du mouvement cyclotouriste.«
La devise Audax ? « Partir ensemble, arriver ensemble : L’Audax, ce n’est pas seulement pratiquer un exercice physique d’endurance, car la formule exclut toute notion de compétition. C’est aussi et surtout le pratiquer ensemble de manière solidaire, les plus forts aidant les autres à atteindre le but.«
Euh…vous me voyez venir, non ? Je pense à ce challenge d’écriture quotidienne, à cette épreuve de régularité et d’endurance, à allure contrôlée. Un contenu par jour, il arrive que ce soit difficile. Parfois, c’est le manque d’idées, parfois le manque de temps, parfois le manque d’envie, franchement. Mais en découvrant le terme audax ce soir, je me rappelle qu’on part ensemble, qu’on arrive ensemble, que l’audace se cultive collectivement.
Et c’est pareil au-delà de ce défi d’écriture,
qu’est-ce qu’on peut faire à « allure libre » ?
qu’est-ce qui fonctionnera mieux « audax » ?
qu’est-ce qui nous donnera suffisamment d’énergie si on s’essoufle un peu entre Rome et Naples ?
Allure libre, c’est doux à mes oreilles, doux à lire. Il y a des choses que je peux courir de cette façon-là. En revanche, cette fois, j’avais besoin d’audax.
J’ai revu un film qui m’avait bouleversée : Pupille. Si tu ne l’as pas vu, c’est l’histoire d’un enfant né sous X, et du parcours de son adoption.
A la veille de l’adoption, Elodie Bouchez, à qui l’on demande si ça va, répond très assurément, dans un large sourire : « très bien ! » puis ajoute : « Ça vous dérange si je m’allonge un tout petit moment par terre ? ».
Et elle s’allonge un tout petit moment par terre. « Ça va super, je me sens carrément prête, j’ai l’estomac un peu fragile en ce moment. »
Ce n’est pas l’instant le plus intense ou émouvant du film. En revanche, il est à son image, où les personnages sont beaux et forts de leur « fragilité ». Le film n’est pas une ode à la défaillance, il s’agit bien d’être solide, d’être en capacité de. Mais il dit fort aussi qu’il n’y a pas d’émotions qui t’incapaciteraient. Il fait de la vulnérabilité une évidence, quelque chose de posé dès le départ, c’est la matière avec laquelle les gens avancent, dialoguent et travaillent.
Il y a cette femme qui, c’est vrai, est prête, qui va bien, et qui ose dire – parce qu’elle traverse un truc complètement dingue et parce qu’elle sait qu’on ne la juge pas – qu’elle a besoin de s’allonger un tout petit moment par terre. Et le fait.
Et c’est merveilleusement simple et subtil.
Il n’est pas question de gens forts versus gens fragiles.
2/2
Tu l’auras compris, j’ai un peu de mal avec le concept de « fragilité ».
Dans Retour vers le futur, Marty part en vrille dès qu’on l’appelle ‘mauviette’ (« chicken » en VO). Son orgueil est touché, « nobody calls me chicken », il prend des risques inutiles pour démentir son adversaire, et ça le mène systématiquement à sa perte… jusqu’à la fin du troisième film où il sort enfin de ce cercle vicieux, sauve son futur, en ne cédant pas à l’énième provocation qui se présente.
Dans la série Lost, John Locke, lui, part en vrille avec son légendaire (oui, légendaire, il y a des GIFs) : « Don’t tell me what I can’t do ».
Mon talon d’Achille à moi, ce qui me fait partir en vrille (même si c’est sans effets spéciaux américains), c’est quand on me dit que je suis fragile. Je l’ai beaucoup entendu, et je n’ai jamais vraiment compris ce que ça voulait dire. Dans le fond, au coeur de moi, je ne me sens pas fragile, merci bien.
Alors, on peut continuer à s’époumoner comme Locke ou Marty : Don’t tell me I’m fragile, Nobody calls me fragile (tu peux remplacer fragile par le truc qui te fait toi partir en vrille). Et adhérer, dans cette lutte blessée, à une vision simpliste des gens forts versus des gens fragiles.
Ou on peut reconnaître le merveilleusement simple et subtil : se sentir prêt.e et s’allonger un tout petit moment par terre.
Austin Kleon dans son article Teach your tongue to say I don’t know cite la poète Wislawa Szymborska : “Whatever inspiration is, it’s born from a continuous ‘I don’t know‘”.
Que faire de notre vulnérabilité ? Qu’est-ce que la littérature ? Qu’est-ce que la philosophie antique ? La méthode, comment l’acquérir, comment l’enseigner ? Etes-vous indispensable ? Aimez-vous Brahms… Toutes les réponses aux questions que vous ne vous êtes jamais posées
Poème de titres, c’est-à-dire réalisé avec les titres de livres de ma bibliothèque.
C’est le récit d’une anthropologue, mordue au visage par un ours en Russie en 2015.
À la lecture de l’article, j’ai ressenti l’urgence de lire ce livre. Je me suis précipitée le week-end dernier dans ma librairie, c’est assez rare que j’y entre en sachant ce que je cherche. J’ai passé la porte, parcouru du regard le présentoir des dernières parutions francophones : le livre est repéré, je l’attrape et passe en caisse. Je n’ai fait qu’un survol des autres présentoirs, quand d’ordinaire je me promène dans cette petite pièce une bonne demi-heure.
L’urgence d’avoir ce livre.
Et je l’ai commencé dès que je suis rentrée.
La même urgence en le lisant, c’est son écriture qui veut ça. Ça semble vital pour elle de nous raconter ce qui est arrivé, le face-à-face avec l’animal, les âmes mélangées, le sang mêlé, et surtout les soins subis, la convalescence imposée après la blessure. Ça semble vital, et urgent. Ça ne traîne pas, on dirait qu’elle écrit comme si elle voulait aussi vite vite témoigner ou déposer hors d’elle tout en sachant que c’est impossible.
Ça me plaît bien jusqu’ici.
Ça fait plusieurs mois, le printemps je crois, que je n’ai pas fini un seul bouquin. Ah si une BD et un livre de dév perso à l’automne si mon souvenir est bon. Ça me manque beaucoup de ne plus lire, ou plutôt de ne plus savoir finir une lecture. Je reviens encore et toujours à ça : la question de la place qu’on fait, du temps qu’on laisse, pour qu’une histoire se fasse ou nous soit contée.
Si je n’écris pas trop longtemps ce soir, je vais pouvoir revenir au livre, lui faire une petite place avant de m’endormir, plonger dans ce récit à la fois du réel et mystique, je vais pouvoir croire aux fauves.
« Il n’a pas voulu te tuer, il a voulu te marquer. Maintenant tu es miedka, celle qui vit entre les mondes. Le mot évène miedka est employé pour désigner les personnes « marquées par l’ours », qui ont survécu à la rencontre. Ce terme renvoie à l’idée que la personne qui porte ce nom est désormais moitié humaine, moitié ours. »
Parfois, très rarement à vrai dire, je regarde quelques photos du voyage et en les parcourant, je me demande quelle belle folie m’avait piquée, je me demande si je serais capable aujourd’hui des mêmes audaces, de la même naïveté, du même appétit pour les rencontres inopinées, de la même patience dans ces moments où seule l’incompréhension vous tient compagnie.
André Breton avait cette phrase : « La rue, que je croyais capable de livrer à ma vie ses surprenants détours, la rue avec ses inquiétudes et ses regards, était mon véritable élément : j’y prenais comme nulle part ailleurs le vent de l’éventuel ».
Ce vent de l’éventuel, j’y pense souvent. D’ailleurs, jusqu’à ce soir, j’avais gardé en mémoire « être ouvert au vent de l’éventuel ». Version erronée alors ? ou transformée parce que c’est comme ça que j’ai choisi de m’en souvenir, comme d’un doux conseil pour arpenter la vie.
J’ai très peu écrit pendant ce long voyage. Il reste des carnets gribouillés de prévisions de trajet, d’horaires, de durées, de noms de villes, de gares ferroviaires, routières, de calculs d’argent, de plans, de pensées fugaces, de courtes traductions. Je crois bien que je passais (au moins !) la moitié de mon temps à organiser le voyage en lui-même puisque je n’avais pas d’itinéraire établi. Il reste aussi les mails envoyés aux proches (c’est merveilleux de dire proches quand on est si loin), je profitais de ces correspondances pour écrire vraiment, créer le récit. Je sentais bien qu’il me fallait un destinataire, l’assurance d’être lue pour faire l’effort d’organiser les mots.
J’économise pour repartir, et ce prochain voyage est déjà habité par l’ancien. Tantôt, j’aimerais qu’il soit nouveau, entièrement nouveau, affranchi d’attentes et de nostalgie. Tantôt, j’aimerais revivre un peu du goût du précédent, voyager pour voyager dans le temps. Mais il n’y a pas de train pour nous ramener là d’où l’on vient.
On repart, et on emporte avec soi cette ignorance, cette curiosité, ce désir pour le monde et tous « les suprenants détours ». On reste ouvert, comme nulle part ailleurs, au vent de l’éventuel.
J’adore Solange te parle/Ina Mihalache. Elle publie des podcasts pour ses « parapluies » (celleux qui la soutiennent financièrement sur Patreon). Il y a presque un an, elle parlait d’un questionnaire envoyé par le fondateur de cette plateforme de financement, le musicien Jack Conte. L’une des demandes était de « définir ce qu’est le succès pour toi, et surtout pas ce que tu penses que c’est pour les autres« . Elle a répondu : « être soutenue par une communauté, des institutions, et un réseau d’autres créateurs d’une façon qui inspire un flot continu et bizarrement complexe et fertile de productions et de feedback. »
La question est banale, on l’a entendue mille fois, je continue malgré tout de penser que c’est une question importante. Dans le podcast, elle partageait surtout la joie d’avoir été capable de formuler sa réponse (au point qu’elle en avait fait une capture d’écran). Je comprends sa joie ! C’est loin d’être facile de poser des mots sur ça. D’ailleurs, les termes qu’elle choisit m’intriguent beaucoup. C’est plus aride que la façon dont elle s’exprime d’habitude, et dans le même temps je trouve ça très imagé. Je vois des liens autour d’elle comme des longes de trapéziste ; et des vagues, des vagues, des vagues, la mer qui s’éloigne et revient sans cesse. Je sens le risque et le réconfort main dans la main dans sa définition du succès.
Si les mots sont si difficiles à trouver, c’est parce que des critères personnels (j’insiste sur personnels) du succès, bah c’est pas si facile à saisir et à affirmer. Ça demande de retirer pas mal de couches de représentations qu’on a du « succès » (rien que le mot « succès », c’est dix kilomètres d’images qu’on a dans la tête), de soulever des tonnes de il faudrait et je dois, de jeter quelques rêves moisis à la poubelle, de regarder un peu plus à l’intérieur qu’autour.
Ça fait partie des choses sur lesquelles je travaille en ce moment : définir ce qu’est le succès pour moi.
J’en suis pas au stade de structurer une phrase comme Ina/Solange ou de faire du trapèze au-dessus de l’océan, mais ça bouge, ça bouge bien. C’est vraiment très chouette, tout simplement. Je suis heureuse de sentir certains critères s’effacer doucement, et d’autres s’allumer, même timidement.
L’enjeu, on est bien d’accord, c’est pas de faire cette phrase, cette définition, c’est pas de répondre à un questionnaire.
Je me suis amusée à regarder les origines et les voisins de « succès » et de « réussite ». Il est question d’issue, de processus, d’avancer, d’aller hors de, de faire suite à.