Garder l’allant

Austin Kleon n’a pas intitulé son bouquin Start ou Begin. Il l’a appelé Keep Going.

Oui, parce que le vrai grand sujet c’est pas de commencer, c’est de continuer.

Mais « keep going » me paraît beaucoup plus juste que « continuer ». Si on devait le traduire mot à mot et un peu librement, je ne sais pas, ça donnerait peut-être « garder l’allant ». Garder dans le sens aussi de surveiller et d’en prendre soin.

Continuer, ça laisse à penser qu’il n’y a pas de rupture, que les rails sont déjà posés, assemblés, le train est lancé, sans arrêts jusqu’au terminus, qu’on peut s’asseoir et regarder par la fenêtre, le trajet se fera malgré soi. C’est faux. L’allant demande du soin et de la surveillance.

Il s’agit de keep going.

Il s’agit de perpétuel recommencement. C’est ça le plus exigeant. C’est pas de commencer, où le piquant de la nouveauté et la fierté de s’y mettre sont très puissants.

Continuer – à la différence de commencer ou même de terminer – c’est sans gloire, sans applaudissements, même de soi à soi. Tu es simplement en train de continuer, de reprendre ce que tu faisais, d’insister, de recommencer, de refaire, de répéter, de poursuivre. C’est la base, le minimum syndical, ce que tout le monde attend, et tu ne vois pas que l’exploit en fait il est là.

Je repense à Angot et à cette interview où elle parle du travail d’écriture ; elle dit : « Le savoir-faire ne compte pas. Le seul savoir-faire, c’est supporter de ne pas y arriver pendant longtemps. »

J’admire la persévérance. Je ne parle pas d’entêtement, de continuer dans une mauvaise direction coûte que coûte, mais de la ténacité et de la constance, quand on sait qu’on tient quelque chose, que ça nous fait du bien ou que ça vaut le coup et qu’on se fait le gardien de notre allant.

J’apprends dans ce domaine, je suis encore dans les très grands débutants.

Alors je n’ai pas de supers conseils ou recettes à ce propos.

Tout ce qui me vient c’est : est-ce qu’on se félicite assez, soi-même et entre nous, pour tout ce qu’on recommence, tout ce qu’on persévère ?

On applaudit les débuts et les achèvements, est-ce qu’on célèbre assez toutes les heures entre les deux, où s’entremêlent étrangement le flow, le doute, les blocages, les eurêka, les trébuchements, les résultats fluctuants, les nouveaux nouveaux départs, la rage de ne plus savoir comment ni par où, le courage de repartir de plus bas, le kiff des petits pas ?

C’est pourtant là qu’on s’expérimente vraiment. C’est là que ça se passe.

Ce sont des heures, couronnées ou non de succès, qui méritent un peu plus de reconnaissance et d’encouragement. Moi-même, je ne le dis pas assez autour de moi, et je me note aujourd’hui (car joie de ce challenge d’écriture, je ne l’avais jamais réalisé avant cet instant) de féliciter davantage les keep going que je peux voir ici et là.

Et parce qu’il ne s’agit pas de « continuer », on peut chaque jour réajuster, faire un peu différemment si la veille était sans allant ou sans résultats, on peut chaque jour assembler les rails autrement, donner au train une nouvelle direction, ou une nouvelle allure. Recommencer c’est la possibilité renouvelée quotidiennement de ne pas rester dans la continuité. C’est garder le désir et la curiosité pour l’énigme, le mystère de ce qu’on est en train de faire. C’est prendre soin de l’allant, du mouvement.

Je ne sais pas ce que tu es en train de faire ou ce que tu veux recommencer demain ou dans quelques jours, puis chaque jour, mais je tiens à te dire : keep going.

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