Aux antipodes du talent

Je me suis arrêtée net dans la rue. Mon téléphone en main, l’œil rivé sur l’écran, j’ai vu mes résultats et j’ai explosé de joie. Je n’ai pas pu retenir un grand éclat fanfaron, un rire de soulagement, au point d’effrayer un peu je crois les passants autour, et j’ai gardé, en reprenant mon chemin, cette mine radieuse, ce bonheur serré fort contre moi. C’était les résultats des examens du premier semestre, réussis, y compris celui que j’étais si sûre, si sûre d’avoir affreusement crabouillé. Le délice absolu des efforts qui ont payé, l’espoir qui se rapproche de passer en troisième année, le cœur battant, reconnaissant, frémissant. 

Très gentiment, des proches m’ont félicitée quand je leur ai partagé, les jours suivants, la bonne nouvelle. Mais j’ai entendu une fois les mots “douée” et “talent”, et j’ai senti que ça piquait. Vraiment. C’était, sous les mots doux, valorisants, rayer d’un trait tout le travail engagé. Les heures enfermées à dépouiller des textes, à répéter à haute voix, à bloquer les notifications du téléphone, la jubilation de voir enfin les choses s’imbriquer, d’enfin tenir quelque chose, à 23h, au bout d’une journée entière à buter, la peur parfois de perdre pied, d’être absorbée, obsédée au point d’étaler du gel douche, au lieu du shampooing, sur ma tête, au point de lancer de l’eau à chauffer, sans eau dans la casserole, la tentation d’envoyer tout bouler, la beauté chaque matin de s’y remettre.

Ce travail-là, acharné, je le situe à peu près aux antipodes du talent et d’être douée. Je sais bien que ça n’était pas l’intention ni la pensée des personnes qui ont employé ces mots. À dire vrai, je n’en sais rien, peu importe. Ça m’a permis de sentir chez moi un changement profond de regard et d’esprit.

J’ai longtemps été friande de tests, questionnaires, exercices, programmes pour mieux me connaître, mes points forts, ma zone de confort, ma personnalité, mes talents, mes super-pouvoirs. Qu’on me dise qui je suis, qu’on me reconnaisse des qualités intrinsèques, indéniables, des prédispositions, des endroits d’excellence à l’intérieur, pour qu’on me dise quoi faire, où mettre mon énergie, dans quoi je serai la plus douée. Et au fond, j’attendais cela aussi des gens qui m’entouraient. 

Aujourd’hui, je préfère largement qu’on reconnaisse mon travail, dans ses deux versants : ce que j’ai fait, le résultat, et ce que ça m’a demandé, le cheminement. Je préfère largement reconnaître mon envie, mon ardeur, ce qui me tient à cœur. Je préfère largement découvrir que je suis capable de travailler comme ça, et qu’en plus – fabuleux – ça porte ses fruits. Je préfère largement apprendre sur comment j’apprends, affûter mes trucs et astuces pour apprivoiser la flemme, le temps que ça prend, les nœuds dans la tête et dans les doigts. Et peut-être que la prochaine fois, je penserai même à mettre de l’eau dans la casserole.

Tu n’as pas besoin d’être doué·e ou qu’on te le dise.
Fais ce qui te tient à cœur.
Fais-le du mieux que tu peux.
Fais-le vivre.
D’avance, pour ça, tu peux te féliciter et serrer fort ce bonheur-là !

Le courage d’être mauvais·e

« Ça, je te l’ai dit, on met très longtemps à être connu du jour au lendemain »

Pourquoi il faut regarder la série Drôle sur Netflix ?

(Et spoiler alert, non pas parce que c’est drôle, ça l’est parfois mais c’est pas comme ça que je la définirais)

La série plonge avec passion dans une salle de comedy club, on sent presque la bière qui colle aux pieds et la sueur de celleux qui foulent la scène. On suit plusieurs comédiens de stand-up qui espèrent enfin percer, ou retrouver une gloire passée, ou bien oser pour la première fois se lancer. 

Et on s’attache tôt ou tard, même dans les pires malaises, à tous les personnages, c’est  la patte de Fanny Herrero, scénariste et showrunneuse de cette série, après l’avoir été sur Dix pour cent.  

À voir absolument. Parce que ça parle d’écriture, de création, de travail et de persévérance, des mots qu’on triture et malaxe cent fois pour espérer sortir une petite phrase qui tient la route, de l’art si délicat d’un texte qui fera mouche, des journées funambules pour gagner sa vie sans perdre les espaces-temps dédiés à ce qu’on brûle de faire, du courage d’être mauvais, longtemps, très longtemps, avant d’être bon, de ce qu’on ose dire ici et pas là, de la reconnaissance qu’on attend d’untel précisément et qui ne viendra jamais, de ce qu’on détruit autour de soi, en soi, quand on ne crée pas, des proches qui soutiennent, malgré tout, des proches qui ne comprennent pas, des proches qui empêchent, du succès perdu, de repartir de zéro chaque fois, de la douleur de croire qu’on y arrivera plus, de l’addiction au souvenir de cette fois-là où on y arrivait, et du bonheur complètement fou de surmonter les jambes en coton pour se tenir là, face à, debout.

Choses qu’on choisit d’écouter

Il y a un peu plus de dix ans, je m’étais inscrite à un atelier d’écriture de scénario dans la ville d’à côté. J’avais l’idée d’un film en particulier, dont j’ai déjà parlé ici. Assez vite, j’ai cessé de venir en atelier. Je ne voulais pas me frotter à la transformation, à la déformation de mon idée, et j’étais très intimidée par les autres participant·e·s. J’ai retrouvé récemment cet email de celui qui animait l’atelier et s’inquiétait de ne plus me voir le samedi matin.

Ne te décourage pas. Tu tiens une bonne histoire.
Je n’avais aucun souvenir de ces mots-là. Ce qui est sûr, c’est qu’à l’époque je ne les ai pas écoutés. Le monde du cinéma comme on le sait ne s’en est jamais relevé.

Avance rapide : dimanche avant-dernier, je papote avec l’amie A. qui pour la énième fois m’encourage à écrire, à reprendre Du cœur à l’ouvrage, affiche un enthousiasme intact quelles que soient la nouvelle idée que je lui soumets et les toutes sortes d’excuses que j’ai pour ne pas m’y mettre.

Ces voix chaleureuses qui sèment en toi l’audace de créer, de ressusciter de vieux rêves, de persévérer, elles existent, elles sont là, précieuses et comme il est facile de les ignorer.

Comme il est tentant d’écouter plutôt toutes les autres voix, dans tes souvenirs ou dans ta tête, qui peut-être te répètent à quoi bon, combien tes désirs sont insignifiants, irréalistes et combien tu es trop ou pas assez pour les réaliser.

J’ai l’impression que l’une des meilleures manières de laisser les voix chaleureuses parler plus fort et plus nombreuses que les voix qui freinent des quatre fers, c’est d’oser partager tes projets, ces débuts d’envie sans forme, sans clarté, fragiles et bancals. La voix haute pour te donner l’occasion d’entendre en retour ces voix amies. Les entendre, puis choisir de les écouter.

La grâce de certains matins

Je termine le beau recueil de poèmes Et recoudre le soleil de Gaëlle Josse que l’une de vous m’a fait découvrir cette semaine, et ne résiste pas à l’envie d’en partager quelques-uns.

*

la grâce de certains matins
lorsque monte le soleil

et cette crainte de les abîmer

*

le courage qu’il faut aux fleurs
pour résister à l’hiver

la patience d’un souffle souterrain
et soudain la lumière
le lent déploiement de la vie

comme tout semble simple

*

quand il faut tout rassembler
autour de soi
le courage les vêtements le sourire
et qu’on n’est pas très sûre de vouloir sortir
dans le tranchant du jour

le corps perdu
le cœur perdu
marcher sur le fil d’un silence
guetter quelques mots de passage
prémices d’un éveil

échos d’une lampe allumée
à la fenêtre
de l’autre côté de la rue

les jours à pas comptés

*

et toujours en voyageuse
démunie
j’aborderai le monde

mes pas accordés au vent
qui se lève

Que l’envers soit aussi beau que l’endroit

affiche du documentaire le siècle des couturières

Un excellent documentaire retrace l’histoire des couturières en France (visible sur france.tv). Ginette Mouchard raconte le moment où elle entre à l’usine et découvre le travail à la chaîne :

“pour moi ça n’avait plus rien à voir avec la couture, on fabriquait, mais on ne faisait pas de couture, c’était que de l’automatisme, (…) c’était étourdissant, abrutissant. Je voyais des personnes qui étaient sur leur machine qui faisaient les mêmes mouvements.”

Martine, première d’atelier, témoigne aussi :

“ça m’intéressait pas de passer des vêtements sous la machine, moi ce que je voulais c’était un métier où il y ait de la recherche. La haute couture, c’est un peu ça. Donc je suis entrée chez Cardin. J’ai toujours pensé qu’en haute couture, il fallait que l’envers soit aussi beau que l’endroit. C’est ça, la qualité du travail.”

J’aimerais développer à partir de ces deux témoignages, en profiter pour parler de ce que j’apprends en psychologie du travail mais je me sens encore hésitante (et là tout de suite un peu feignasse j’avoue).

Dans ce documentaire, j’apprends aussi que le mot midinette désigne à l’origine ces couturières des grandes maisons de mode parisiennes qui déjeunaient (“faisaient dînette”) le midi dans les parcs publics pendant leur pause ; et j’apprends le nom d’Herminie Cadolle qui d’un geste, d’un coup de ciseau, coupa le corset en deux, au niveau du plexus solaire, et inventa ainsi le premier soutien-gorge.

Pourquoi je ne suis pas une « maker »

Je lis cet article passionnant, qui date un peu mais m’avait échappé : Why I am not a maker de Debbie Chachra, dont je te livre quelques extraits (traduits sauvagement dans l’internet) :

“Une identité construite autour de la fabrication d’objets – être un « maker » – imprègne la culture technologique. Il existe une idée très répandue selon laquelle « les personnes qui fabriquent des objets sont tout simplement différentes [comprendre : meilleures] que celles qui ne le font pas ».”

“Lorsque de nouveaux produits sont fabriqués, nous entendons parler d’innovations technologiques passionnantes, qui sont largement considérées comme valant la peine de payer (plus). En revanche, la politique et le discours public concernant les soins – outre l’éducation, les soins de santé viennent immédiatement à l’esprit – consistent rarement à payer plus pour faire mieux, mais plutôt à trouver des moyens de réduire les coûts.”

“Je veux que nous reconnaissions le travail des éducateurs, de ceux qui analysent, caractérisent et critiquent, de tous ceux qui réparent les choses, de toutes les autres personnes qui font un travail précieux avec et pour les autres – par-dessus tout, les soignants – dont le travail ne consiste pas en quelque chose que vous pouvez mettre dans une boîte et vendre.”

Bricoler pour mieux parler

J’apprends ici qu’utiliser des outils et manier des phrases à la syntaxe complexe font appel à des structures communes dans notre cerveau, et qu’entraîner l’une de ces habiletés renforce l’autre. Quelle belle découverte ! Ou plutôt quelle joyeuse confirmation par la science d’un ressenti maintes fois éprouvé ! En faisant des phrases, en tentant d’élaborer un texte ou une pensée, l’intense bricole, le maniement sans les mains, le bruit des outils invisibles pour fabriquer quelque chose, enfin. 

Aujourd’hui leçon à apprendre par cœur

Étendre le linge en chantant O sole mio, de plus en plus fort, de plus en plus grand. Se souvenir du bonheur de Marius et Jeannette et le laisser remplir mon appartement. Chercher O sole mio et Guédiguian, et retomber – oh ! – sur ce même auteur découvert quelques jours plus tôt.  Il a donc un autre blog, “en jachère mais se réveillera un jour” dit-il. Faire revenir du riz, des oeufs, des poivrons et la chaleur des rêves d’enfant. Leçon à apprendre par cœur : prendre soin, toujours, de ces soleils-là.


Texte écrit dans le cadre des 366 réels à prise rapide.

Tentative d’épuisement d’un lieu quotidien

3 mars 2022, 13h07 à Paris

De là, j’entends quelques moteurs, motos vrombir, voitures ralentir, redémarrer. Les feux du carrefour d’en bas, je ne les entends pas.

Dehors, plutôt gris : la terrasse aux dalles fissurées et cendres éparpillées, le ciel entassé de nuages, les pigeons rois du quartier, les toits sous leurs petites cheminées, les arbres du père lachaise loin, au coin, tirent eux vers le bleu noir. 

Depuis le 7ème étage, aucun bruit. Les voisins travaillent, dorment, mangent, d’absence ou de silence je ne sais pas.

Devant moi, 10 onglets ouverts ici maintenant : mails, agenda, twitter, un blog à l’instant découvert, fiche wikipédia de « Skholè », bibliothèques, google doc, arte « on ne tue jamais par amour », salto, et recherche vrombir. 

De tête, j’imagine les rues, les gens, des voix, des pas, mais je n’y suis pas, je ne peux pas dire.

Derrière moi, le secrétaire où je devrais m’asseoir, m’y mettre, lire les 22 pages d’ici ce soir (11ème onglet ouvert pour compter le nombre de pages restantes) ; le lit où j’ai mal dormi, rêvé d’empoisonnement ; le tapis de yoga utilisé le 3 février pour la dernière fois ; la bibliothèque Billy repeinte en vert ; la table de chevet débordante de livres entamés, jamais finis, toujours tentants.

Dans l’évier, la vaisselle à charger en machine, ça ne devrait pas être trop compliqué. Mais j’aime mieux l’écrire que le faire.

Dans l’immeuble d’en face, reflets d’antennes, d’autres toits et de Tour Eiffel. 

D’un coup, deux pigeons se posent sur la rambarde, se tiennent droits, déterminés, scrutent puis s’envolent, inépuisables, affairés.

Déjà l’heure, d’y aller.

3 mars 2022, 13h30 à Paris


Proposition d’écriture de Emmanuel Vaslin, Thomas Baumgartner, Hélène Paumier et Pierre Ménard à l’occasion des 40 ans de la mort de Georges Perec, inspirée de sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien.

« Mode d’emploi : chacun(e) se poste dans un lieu de son choix et décrit, à la manière « infraordinaire », ce qu’il voit et perçoit, le banal, le quotidien, et le poste en série sur Twitter. Chacun des tweets est accompagné systématiquement d’un hashtag donnant le nom de la ville où il/elle se trouve (#Kinshasa #Malakoff #Paris #Bruxelles #Poitiers #Tours #Marseille #Montevidéo #NewYork #Montréal #Rome #Madrid #Tokyo…), et du hashtag de l’événement #Perec40. »

Fragment d’aujourd’hui raconté en statistique

Aujourd’hui, Georges Perec est mort depuis 40 ans. Dans un entretien publié par Le Nouvel Observateur le 15 décembre 1965, il dit “essayer de comprendre comment le monde nous parle”. Dans un texte confié au Figaro en 1978, il dit : “je crois plutôt trouver — et prouver — mon mouvement en marchant”, il dit aussi : “je me comparerais plutôt à un paysan qui cultiverait plusieurs champs ; dans l’un il ferait des betteraves, dans un autre de la luzerne, dans un, troisième du maïs, etc. “. Mots lus aimés de Georges Perec : 100%. 


Texte écrit dans le cadre des 366 réels à prise rapide.