Ce qu’est le succès pour toi

J’adore Solange te parle/Ina Mihalache. Elle publie des podcasts pour ses « parapluies » (celleux qui la soutiennent financièrement sur Patreon). Il y a presque un an, elle parlait d’un questionnaire envoyé par le fondateur de cette plateforme de financement, le musicien Jack Conte. L’une des demandes était de « définir ce qu’est le succès pour toi, et surtout pas ce que tu penses que c’est pour les autres« . Elle a répondu : « être soutenue par une communauté, des institutions, et un réseau d’autres créateurs d’une façon qui inspire un flot continu et bizarrement complexe et fertile de productions et de feedback. »

La question est banale, on l’a entendue mille fois, je continue malgré tout de penser que c’est une question importante. Dans le podcast, elle partageait surtout la joie d’avoir été capable de formuler sa réponse (au point qu’elle en avait fait une capture d’écran). Je comprends sa joie ! C’est loin d’être facile de poser des mots sur ça. D’ailleurs, les termes qu’elle choisit m’intriguent beaucoup. C’est plus aride que la façon dont elle s’exprime d’habitude, et dans le même temps je trouve ça très imagé. Je vois des liens autour d’elle comme des longes de trapéziste ; et des vagues, des vagues, des vagues, la mer qui s’éloigne et revient sans cesse. Je sens le risque et le réconfort main dans la main dans sa définition du succès.

Si les mots sont si difficiles à trouver, c’est parce que des critères personnels (j’insiste sur personnels) du succès, bah c’est pas si facile à saisir et à affirmer. Ça demande de retirer pas mal de couches de représentations qu’on a du « succès » (rien que le mot « succès », c’est dix kilomètres d’images qu’on a dans la tête), de soulever des tonnes de il faudrait et je dois, de jeter quelques rêves moisis à la poubelle, de regarder un peu plus à l’intérieur qu’autour.

Ça fait partie des choses sur lesquelles je travaille en ce moment : définir ce qu’est le succès pour moi.

J’en suis pas au stade de structurer une phrase comme Ina/Solange ou de faire du trapèze au-dessus de l’océan, mais ça bouge, ça bouge bien. C’est vraiment très chouette, tout simplement. Je suis heureuse de sentir certains critères s’effacer doucement, et d’autres s’allumer, même timidement.

L’enjeu, on est bien d’accord, c’est pas de faire cette phrase, cette définition, c’est pas de répondre à un questionnaire.

Je me suis amusée à regarder les origines et les voisins de « succès » et de « réussite ». Il est question d’issue, de processus, d’avancer, d’aller hors de, de faire suite à.

L’enjeu, c’est bien ça.

Où est-ce que tu ne te sens pas chez toi ?

J’étais en « déplacement » hier soir et aujourd’hui. (Drôle d’expression d’ailleurs : « être en déplacement »…comme si on nous avait bougé malgré nous sur un échiquier.)

La journée se déroulait dans un très bel endroit, un truc un peu exceptionnel même.

Le concept de ce lieu, c’est que tout est fait pour se sentir chez soi. Bienvenue à la maison, nous dit-on droit dans les yeux à l’arrivée.

Certes, j’y étais pour le boulot, avec sa dose de stress et de je-sais-pas-ce-que-je-suis-en-train-de-faire-je-vais-pleurer-non-ça-va-aller-tiens-bon-pense-aux-arbres-et-à-la-vraie-vie, mais d’hier soir à cet après-midi, je n’ai pas arrêté de me dire justement que je ne me sentais pas « chez moi », pas à ma place, pas là où j’ai envie d’être.

J’avais partagé quelque chose sur ces endroits (pas forcément au sens géographique) où on se sent chez soi.

Bien sûr, il existe aussi des choses, des personnes, des conversations, une atmosphère au milieu desquelles vous vous sentez à l’inverse très très loin de votre foyer, de vos résonances. Où vous vous sentez carrément « en déplacement ».

Je ne sais pas dire précisément à quoi ça tient pour ça non plus. On le sent, c’est tout. L’ennui, c’est que j’y étais pas par hasard, j’ai pas sonné parce qu’il y avait de la lumière. J’ai fait plein de choix qui m’ont menée aujourd’hui jusqu’à cet endroit, j’ai en partie cherché, voulu ce lieu.

À un moment, j’ai cru qu’on pouvait rester longtemps, voire toute une vie, « à côté de soi ». J’ai changé d’avis, on n’est jamais complètement à côté de soi. C’est pas possible.

Les trucs chiants, les trucs qui ne nous ressemblent pas mais qui prennent de la place dans nos vies, c’est un peu de nous aussi. Il y a un peu de moi dans cet endroit où je ne me sens pas chez moi. Et c’était peut-être ça le plus gênant finalement. Je n’ai pas aimé ce miroir de désirs périmés qu’on m’a tendu toute la journée.

J’étais pressée de reprendre le train, ce soulagement pendant le trajet : regarder la nuit tomber sur des centaines de pavillons, imaginer la vie des autres derrière ces fenêtres, voir se dessiner la lune progressivement ; je me sentais en fuite et furieusement libre.

Je suis fan des fuites. Je sais que ce n’est pas un mode de vie, pas un mode d’emploi mais j’ai des souvenirs très grisants de plusieurs moments comme ça où la joie du départ est si forte qu’on en oublie le fait même qu’on ne sait pas où on va.

S’absenter du monde

C’était une des questions d’Augustin Trapenard : « Ça voudrait dire qu’écrire, c’est aussi s’absenter du monde ? »

S’il s’agit du vieux débat, écrire la vie ou la vivre, etc., je ne réponds pas. À une époque, je me les suis posées ces questions-là mais aujourd’hui, elles n’ont plus de sens pour moi.

Et ce challenge me confirme encore plus que

si j’écris, je suis là

si j’écris, je ne m’absente pas

je réponds présente, je prends part, je cohabite.

En revanche, si la question est « de quoi faut-il s’absenter pour écrire ? », là ça m’intéresse.

Deux fois pendant ce challenge, je suis partie plus tôt d’une conversation, d’une soirée pour avoir le temps de rentrer, de m’attabler et de pianoter sur mon clavier, je me suis littéralement absentée du monde pour écrire, oui. Je n’ai rien dit, rien expliqué de mon empressement. Et je partais avec un sourire en coin vers ce rendez-vous secret, car personne ne sait, à part vous si vous me lisez, que je participe à ce défi.

Elizabeth Gilbert dans l’indispensable Comme par magie nous recommande d’entretenir une liaison avec notre créativité : « Sneak off and have an affair with your most creative self. »

« When people are having an affair, they don’t mind losing sleep or missing meals. They will make whatever sacrifices they have to, and blast through any obstacles, in order to be alone with the object of their devotion —because it matters to them.

Let yourself fall in love with your creativity and see what happens. Stop treating it like a tired, old, unhappy marriage (a grind) and start regarding it with the fresh eyes of a passionate lover. Even if you have only 15 minutes a day alone with your creativity, take it. Sneak off and have an affair with your most creative self. Lie to everyone about where you’re actually going on your lunch break. Pretend you’re on a business trip when secretly you’re retreating to paint, or write poetry, or draw up the plans for your organic mushroom farm. Conceal it from your family and friends. Slip away from everyone else at the party and go off to dance alone with your ideas in the dark. Wake yourself up in the middle of the night, to be alone with your inspiration while nobody is watching. You don’t need that sleep right now; you can give it up.

What else are you willing to give up in order to be alone with your beloved? Don’t think of it as burdensome; think of it as sexy. »

Je ne m’en étais pas rendue compte mais ce défi est vraiment devenu cet amant, à qui je consacre du temps, coûte que coûte, parce que pour moi, c’est important. Et je viens quand même de lui poser deux lapins en deux jours à l’amant… Disons-le franchement : je suis pas aussi convaincue qu’Elizabeth sur la partie « You don’t need that sleep right now ». Je veux bien qu’elle développe ce point la prochaine fois, merci d’avance Liz.

Mais c’est vrai, il faut bien filer en douce, s’absenter de quelque chose, d’une soirée, d’une heure de sommeil, du quotidien à traiter, d’autres activités, pour créer ce qu’on veut créer. Choisir quel rendez-vous on ne veut pas surtout pas manquer, quelle place on veut bien s’offrir.

À quoi est-ce qu’on est prêt à renoncer ? De quel monde, de quel espace on va s’absenter ?