Ça fait plusieurs jours que j’ai du mal à parler. Pas seulement à l’écrit, à l’oral aussi. Ça m’arrive parfois, je lutte pour faire la moindre phrase, je cherche des mots, mes mots, comme si je devais les extraire de mille pieds sous terre, les arracher du néant. C’est tout coincé, ça ne circule pas, je peine, même dans une conversation banale lors d’un déjeuner. Des trous noirs, de l’élan stoppé, du dire éclaté en fragments, du dire saccadé, je me sens à la fois l’animal et la bride, la censure et la censurée.
Je ne sais plus alors si le silence est ma parole, ou s’il devient la fuite, l’abandon, une résignation.
Est-ce que ça vous arrive aussi ?
Je me murmure à l’intérieur : if you can’t do it, do it anyway.
Ah tiens ça me fait penser à cette phrase que j’ai lue dans un tout petit livre de Pessoa l’autre jour : « Le poète est celui qui va toujours au-delà de ce qu’il peut faire ».
Quand la parole est coupée comme ça, je suis tellement heureuse de la poésie qui persiste autour. Je suis de plus en plus sûre qu’avec le temps, avec l’âge, je vais me désencombrer de beaucoup de choses et qu’il restera peu d’essentiels, peu d’incontournables, mais que la poésie en fera partie, qu’elle y sera même centrale. À lire, à relire, à écouter, peut-être même à bricoler.
Quand la parole est coupée.
Je crois que le sujet me travaille en ce moment. Pendant les vacances, j’ai eu l’envie soudaine de revoir, pour la énième fois, Le discours d’un roi, j’ai encore, encore, encore été bouleversée. Par la parole coupée. Et par l’écoute qui restaure, qui habilite, qui autorise, qui crée de la place.
Il y a quelques années, j’avais acheté un CD rassemblant des émissions « Radioscopie » de Jacques Chancel. Sur ce disque, une sélection de ses entretiens avec des philosophes. Il leur laisse le temps de parler, ne craint pas les silences et on peut écouter la pensée en train de se faire, en train de cheminer. C’est d’une telle qualité cet espace grand ouvert à l’incertain. On devrait toujours laisser le temps à l’incertain de s’exprimer.
Aujourd’hui, j’y repense car j’ai écouté un entretien radio où la journaliste ne cesse d’interrompre l’auteure qu’elle interviewe. On aimerait l’entendre finir sa phrase, déployer ses mots, continuer sa pensée, on aimerait partager ses silences, mais nope, elle lui coupe systématiquement la parole. Ça m’a insupportée, presque assaillie. Ça m’a pesée sur la poitrine, j’ai senti venir les larmes et la rage. Evidemment, c’est un peu bêta de se mettre dans cet état-là pour un entretien radio. Oui, je crois que le sujet me travaille en ce moment…
Quand la parole est coupée comme ça.
Je me souviens qu’écrire, ce n’est pas l’assurance d’être écouté.e, mais tout de même de parler sans être interrompu.e.
Je me redis combien l’écoute est précieuse, rare, capitale, je veux écouter plus, écouter mieux.
Je me redis qu’il y a bien assez de fil et d’aiguilles, bien assez de poèmes et de beauté, pour recoudre ce qui est coupé.
Je me murmure : If you can’t do it, do it anyway.