À l’automne 2019, j’ai participé à un défi lancé sur Facebook et intitulé 90 jours de contenu. Je n’ai finalement pas publié chaque jour mais ce fut tout de même l’expérience d’une régularité d’écriture qui m’était jusque là inconnue. (Ces billets de blog étaient donc initialement publiés sur Facebook)
1. Le droit de ne pas publier (évidemment il faudra quand même fournir un certificat médical ou une attestation de wifi perdu)
2. Le droit de ne publier qu’un lien, une citation, une photo, ou une onomatopée (au passage, c’est un délice rien que de les voir listées >> fr.wikipedia.org/wiki/Onomatopee)
3. Le droit de faire des mises en abyme (j’écris en parlant d’écrire)
4. Le droit de ne pas aimer ce qu’on a posté
5. Le droit d’aimer ce qu’on a posté
6. Le droit de se demander pourquoi mais pourquoi on fait ça
7. Le droit de se sentir à la fois excité·e et paniqué·e (voilà)
8. Le droit de publier un jour ici et un jour là
9. Le droit de se répéter (les obsessions, les marottes, les dadas vont pas pouvoir se planquer)
10. Le droit d’ajouter encore plein de droits à cette liste
inspiré des droits imprescriptibles du lecteur (Comme un roman de Pennac)
Pour quelques jours, je suis à la campagne. La maison s’est remplie petit à petit. De plus en plus de monde, de plus en plus de bruit. Il y a de l’amour, du vivant, des rires et plein de choses à faire tout le temps.
D’ordinaire, d’autres années, tout cela peut me détendre ou m’inspirer. Cette fois, c’est différent. Je me sens assiégée. Je voulais consacrer un peu de temps à plusieurs projets et je n’ai pas réussi.
Je mesure à quel point j’ai besoin :
– de silence (toutes ces paroles sans trêve, toutes ces conversations qui tournent, avec parfois plus de bruit que d’écoute, ça me déborde complètement)
– d’un territoire (la porte de ma chambre est sans clé, elle est franchissable et franchie souvent ; j’ai pas encore lu Une chambre à soi mais je sens que je vais pas tarder)
– de continuité (un peu de temps devant soi, un temps sans interruption qui permet de se déplier délicatement)
Ça demande plus de force que ce que je croyais d’exiger tout ça pour soi. Il faut affirmer, réclamer, défendre, inlassablement. De toutes petites luttes que personne ne voit.
J’avais lu un article intéressant sur la créativité et les routines bien huilées de certains artistes. L’auteure nous invitait à identifier ce qui nous met en train pour travailler et donner le meilleur de nous-mêmes (sic). Je n’y ai jamais vraiment réfléchi, je ne sais pas si telle musique ou telle bougie d’ambiance me donnerait davantage d’élan pour créer, ou si tel enchaînement de micro-actions me propulserait vers la version de moi la plus créative. Mais impérativement, j’ai besoin de silence, de territoire et de continuité.
J’ai eu ma période Truffaut. J’avais vu et revu beaucoup de ses films, pas tous mais pas mal quand même. En cherchant une idée pour le contenu du jour, je suis allée sur wikipédia et j’ai cliqué sur « article au hasard » (en haut à gauche, si jamais toi aussi tu veux jouer à ça, attention c’est addictif). Wiki me sort la fiche d’un film, j’ai pensé au cinéma (oui j’ai l’esprit fulgurant comme ça). Et j’ai repensé à ce fameux passage dans La nuit américaine de l’ami Truffaut :
« Ecoute Alphonse, viens, tu vas rentrer dans ta chambre, tu vas relire le scénario, tu vas travailler un petit peu, et tu vas essayer de dormir. Demain, c’est le travail, et le travail est plus important. (…) Je sais, il y a la vie privée, mais la vie privée elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse, il n’y a pas d’embouteillages dans les films, il n’y a pas de temps mort, les films avancent comme des trains tu comprends, comme des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma. Salut Alphonse, je compte sur toi.«
Je vous mets la vidéo pour le plaisir d’écouter Truffaut, son timbre et son débit, et de voir Léaud en robe de chambre.
Je me souviens encore de l’émotion la première fois que j’ai entendu ça. Je devais avoir 14 ou 15 ans, mes rêves étaient peuplés de cinéma. Je réécoute cet extrait, et je le trouve toujours très puissant. La nuit américaine, c’est un film sur la fabrication d’un film, jour après jour, qui se fait malgré les mélodrames qui gravitent autour, c’est un film sur le travail, l’artisanat, sur un rêve qui persévère dans la matière.
Et j’aime cette idée de l’ouvrage (que ce soit un film, un livre ou tout projet que tu entreprends) qui avance inéluctablement comme un train dans la nuit.
Qui fend l’obscurité et qui n’attend pas la vie. Qui ne peut pas attendre que tout le monde soit prêt, disposé ou confiant.
Cet ouvrage qui te dit calmement, fermement : demain, c’est le travail et je compte sur toi.
Ce défi, c’est l’un de mes trains dans la nuit. Il faudra écrire quelque chose même si personne n’est là pour le lire, même s’il n’y a pas assez de temps, même si on ne sait pas par où commencer. Il faudra écrire parfois un peu malgré soi, coûte que coûte. Parce que ça n’attend pas.
J’ai écrit ça un jour sur un papier brouillon, je ne me suis jamais souvenue de quand ça datait ou du contexte duquel cette phrase avait surgi.
Mais c’est vrai sans arrêt, c’est vrai aujourd’hui. Il commence à me faire chier mon idéal.
J’ai cet idéal dans la tête : à quoi devrait ressembler ce que j’écris, ce que je dis, ce que je fais, qui je suis. Et j’ai cette peur dans le coeur : décevoir, toujours être en-dessous, à côté, pas assez. Comme un souffle court.
Petite, je me suis imaginée tout ce que je deviendrai, et c’était beau et c’était grand. J’avais pas de petits rêves, tout allait devoir être époustouflant.
En grandissant, j’ai eu l’impression de passer mon temps à décevoir cette petite fille. Ce que j’écris, ce que je dis, ce que je fais, qui je suis : merde, merde, merde, merde, c’est carrément à des années-lumière de cet idéal soigneusement tissé.
Alors il commence à me faire chier mon idéal.
Mais au lieu de penser à la petite fille que j’étais, un jour j’ai enfin pris le temps de penser à la vieille dame que je pourrais devenir.
La vieille dame, elle vient pas m’emmerder avec des histoires d’idéal. Elle veut juste des histoires. Elle veut pouvoir y songer au coin de feu (oui, je serai une vieille dame dans un conte anglais), s’y blottir avec ce sourire radieux. Celui de la vie vécue. Elle sait qu’on s’est bien amusé, qu’on a essayé, qu’on a appris, qu’on a voyagé, qu’on a savouré. Elle est dense de tout ça. Elle serait tellement déçue si je ne lui laissais à la fin qu’un idéal. Elle s’en fout si c’était pas parfait. C’était.
Alors, j’ai choisi : je préfère décevoir la petite fille plutôt que la vieille dame.
Aujourd’hui, j’ai découvert que plusieurs auteurs se regroupaient autour d’un projet mondial nommé « bibliothèque du futur » : ils écrivent des livres qui ne pourront pas être lus avant l’année…2114. L’un des participants, écrivain norvégien, explique : “It’s such a brilliant idea, I very much like the thought that you will have readers who are still not born – it’s like sending a little ship from our time to them.”
Je ne comprends pas cette initiative. Les livres sont déjà pour moi des liens magiques noués à travers l’espace et le temps, déjà promis à ceux-qui-ne-sont-pas-encore-nés, ils sont pour toujours à découvrir, pour toujours surgissants de l’ombre et du silence, mais ils sont d’abord offerts aux vivants, maintenant. Je ne comprends pas qu’on veuille les évincer du présent, les plonger dans ce sommeil de belle au bois dormant.
Bon, il y a aussi une histoire d’arbres qui poussent et qui vont servir à imprimer les livres, apparemment le tout forme un greenartwork dont le sens et la beauté clairement m’échappent. Voilà, je préfèrerais que ces auteurs rejoignent notre délicieux défi des 90 jours de contenu.
Je suis convaincue que l’enjeu c’est plutôt de donner partout et au plus grand nombre la possibilité et l’envie de lire, je vais donc en profiter pour saluer toutes les bibliothèques non pas « du futur » mais bien ancrées dans l’ici et l’aujourd’hui.
Je vais aussi en profiter pour saluer et remercier tous ceux qui créent des trucs et tentent de les partager. Des peintures, des dessins, des spectacles, des poèmes, des articles, des romans, des nouvelles, des collages, des musiques, des sons, des vidéos, des podcasts, des sculptures, etc.
En fait, je sais pas si avez conscience du bien et de la beauté que vous amenez.
Il y a quelques mois, j’étais dans le bus en chemin pour le bureau, j’écoutais ce morceau que j’adore « I’d love to change the world » de Ten Years After, et je me souviens d’avoir pensé : la vie est plus belle grâce à des gens qui ne se sont pas arrêtés à « oh c’est trop risqué », « j’y arriverais jamais » ou « pfff, à quoi ça sert ? ». La vie se remplit de magie grâce à tous ceux qui créent. Ce matin-là, ma vie était plus belle grâce à cette musique que des gens ont eu le coeur et le courage de créer, travailler et partager.
Ma vie est enchantée, embellie, amplifiée par des mots, des mélodies, des voix, des images, des couleurs, des lumières, des gestes et des tracés. Et je suis reconnaissante, tellement reconnaissante, envers tous ceux qui les mettent maintenant dans le monde des vivants. Merci à toi qui crées et qui n’attends pas 100 ans pour nous le montrer.