Tentative d’épuisement d’un lieu quotidien

3 mars 2022, 13h07 à Paris

De là, j’entends quelques moteurs, motos vrombir, voitures ralentir, redémarrer. Les feux du carrefour d’en bas, je ne les entends pas.

Dehors, plutôt gris : la terrasse aux dalles fissurées et cendres éparpillées, le ciel entassé de nuages, les pigeons rois du quartier, les toits sous leurs petites cheminées, les arbres du père lachaise loin, au coin, tirent eux vers le bleu noir. 

Depuis le 7ème étage, aucun bruit. Les voisins travaillent, dorment, mangent, d’absence ou de silence je ne sais pas.

Devant moi, 10 onglets ouverts ici maintenant : mails, agenda, twitter, un blog à l’instant découvert, fiche wikipédia de « Skholè », bibliothèques, google doc, arte « on ne tue jamais par amour », salto, et recherche vrombir. 

De tête, j’imagine les rues, les gens, des voix, des pas, mais je n’y suis pas, je ne peux pas dire.

Derrière moi, le secrétaire où je devrais m’asseoir, m’y mettre, lire les 22 pages d’ici ce soir (11ème onglet ouvert pour compter le nombre de pages restantes) ; le lit où j’ai mal dormi, rêvé d’empoisonnement ; le tapis de yoga utilisé le 3 février pour la dernière fois ; la bibliothèque Billy repeinte en vert ; la table de chevet débordante de livres entamés, jamais finis, toujours tentants.

Dans l’évier, la vaisselle à charger en machine, ça ne devrait pas être trop compliqué. Mais j’aime mieux l’écrire que le faire.

Dans l’immeuble d’en face, reflets d’antennes, d’autres toits et de Tour Eiffel. 

D’un coup, deux pigeons se posent sur la rambarde, se tiennent droits, déterminés, scrutent puis s’envolent, inépuisables, affairés.

Déjà l’heure, d’y aller.

3 mars 2022, 13h30 à Paris


Proposition d’écriture de Emmanuel Vaslin, Thomas Baumgartner, Hélène Paumier et Pierre Ménard à l’occasion des 40 ans de la mort de Georges Perec, inspirée de sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien.

« Mode d’emploi : chacun(e) se poste dans un lieu de son choix et décrit, à la manière « infraordinaire », ce qu’il voit et perçoit, le banal, le quotidien, et le poste en série sur Twitter. Chacun des tweets est accompagné systématiquement d’un hashtag donnant le nom de la ville où il/elle se trouve (#Kinshasa #Malakoff #Paris #Bruxelles #Poitiers #Tours #Marseille #Montevidéo #NewYork #Montréal #Rome #Madrid #Tokyo…), et du hashtag de l’événement #Perec40. »

Fragment d’aujourd’hui raconté en statistique

Aujourd’hui, Georges Perec est mort depuis 40 ans. Dans un entretien publié par Le Nouvel Observateur le 15 décembre 1965, il dit “essayer de comprendre comment le monde nous parle”. Dans un texte confié au Figaro en 1978, il dit : “je crois plutôt trouver — et prouver — mon mouvement en marchant”, il dit aussi : “je me comparerais plutôt à un paysan qui cultiverait plusieurs champs ; dans l’un il ferait des betteraves, dans un autre de la luzerne, dans un, troisième du maïs, etc. “. Mots lus aimés de Georges Perec : 100%. 


Aujourd’hui difficile de

Aujourd’hui difficile de.  Aujourd’hui difficile de parler. Aujourd’hui difficile de parler de moi. Aujourd’hui difficile de parler de moi, quand on me lance “et toi, comment ça va ?”. Aujourd’hui difficile de parler de moi quand on me lance “et toi comment ça va ?”, j’aimerais mieux continuer d’écouter, d’interroger, de m’étonner, de rire avec, de tête-hocher, de sourcil-froncer, d’yeux-écarquiller, d’arpenter ces ailleurs familiers, de vivre dans les plis de ce qu’on me dit.

Aujourd’hui un compliment

Aujourd’hui un compliment. C’est l’anniversaire d’A. que je connais depuis bientôt vingt ans. A., merveilleusement sensible au monde et aux gens. Je ne sais pas dire autrement, cette fois-ci. Chaque année, pour chaque personne, creuser dans les mots des manières de dire merci d’être toi, merci d’être ici. Et envoyer. Créer un petit paysage de ce qu’on voit. Un compliment, délicatement fabriqué avec des bouts d’avant, des bouts de l’autre, des bouts de soi, comme une cabane à habiter les jours de pluie, les jours sans voix.

Aujourd’hui froid

Aujourd’hui froid. Clope du café, clope du réveil, clope à répétition pour repousser le moment de démarrer la journée. Clope prise dans l’interstice de la baie vitrée, le froid du jour se pose sur mes doigts et me donne envie, encore plus, de recroqueviller tout mon corps chez moi. Le soleil droit ne suffit pas à effacer le froid, le soleil ne suffit pas. Froid des échanges whatsapp, froid des échanges mail, froid des absences de réponse, froid des réponses sans courtoisie. Cherche chaleur. Froid au dedans des sentiments. Froid des fantômes du temps.

La peur d’imaginer

la peur
d’imaginer
sa propre vie
à contre-courant
comme un champ de ruines,
un roman

j’avais commencé
j’étais bien décidé

le samedi suivant
je n’avais pas la moindre idée

besoin de silence


Caviardage à partir de Philippe Lançon, Le lambeau (pages 30 et 31, Éditions Gallimard, Collection Folio)

Discerner la pluie

discerner la pluie
brusquement

tout près
tout autour

des larmes miniatures
des larmes effacées
d’une main sûre

on aurait dit une présence
sans importance

un visage brodé
sans détails

des souvenirs 
sans signature
gommés d’une main sûre


Poème fondu d’après Emily Ruskovich, Idaho (pages 30 et 31)

Candide

Que faire de notre vulnérabilité ?
Qu’est-ce que la littérature ?
Qu’est-ce que la philosophie antique ?
La méthode, comment l’acquérir, comment l’enseigner ?
Etes-vous indispensable ?
Aimez-vous Brahms…
Toutes les réponses aux questions que vous ne vous êtes jamais posées


Poème de titres, c’est-à-dire réalisé avec les titres de livres de ma bibliothèque.

Ils ont tous raison

Ils ont tous raison
Vivre fatigue

Comment vivre
Comme par magie
Comme un roman
D’autres vies que la mienne

Courir les rues. Battre la campagne. Fendre les flots

Vivre de paysage
Maintenant
Loin de tous rivages


Poème de titres, c’est-à-dire réalisé avec les titres de livres de ma bibliothèque.

toutes ces voix

toutes ces voix
que nous n’écoutions pas

je peux entendre la foule
le tonnerre
et la musique

la voici, la musique

je peux trembler debout
dans l’air brûlé
qui s’élève sans fin

cruel staccato

toutes ces voix 
que nous n’écoutions pas

tu te souviendras


Poème fondu d’après les pages 30 et 31 d’un livre…dont je ne me souviens plus !

Si le monde est devenu une habitude

si le monde est devenu une habitude,
marque un temps d’arrêt

comme si tu te réveillais
reste planté là
reste jusqu’à toi

tombe
rampe
renverse-toi
des centaines de fois

nous ne savons même pas
si la vie est possible
si la vie est peuplée

peu importe finalement
que l’étrange arrive
ou que la joie se livre

demande-toi
si le monde est devenu
une habitude


Poème fondu d’après Le monde de Sophie, de Jostein Gaarder (pages 30 et 31)