Pas de plan serré sur son visage. L’homme est assis sur une chaise, dans un décor sombre et minimal. Il est grand, costaud, soixante-dix ans, peut-être plus. Sympathique, un peu bourru, il raconte son histoire, son point de vue sur et dans l’affaire, le rôle qu’il a joué. Il sait y faire, il a du caractère et le sens du récit. Le genre d’homme qu’on écoute quand il parle.
Soudain, il avale sa voix, le souffle lui manque, les mots aussi, il s’interrompt, esquisse un sourire gêné, reprend péniblement, s’étrangle à nouveau. Puis, c’en est trop. Il baisse la tête et se passe la main sur le regard. On entend ses larmes déborder, sa poitrine se serrer.
Il expire : « c’est dingue…là, je craque. » On le sent étonné. Puis il essuie ses yeux avec ses larges paumes en reniflant lourdement.
« Là, je craque ». Je n’avais jamais relevé cette expression avant ce jour, avant de voir cet homme qui pleure et pense qu’il craque. Est-ce qu’on « craque » quand on pleure ?
Ce n’est pas vraiment de lui que je voulais vous parler mais de ça.
Moi aussi, je l’ai employée cette expression (je craque, je sens que je vais craquer, faut pas craquer, craquaaaage), et elle en dit long sur certaines idées qu’on se fait sur soi, sur la vie et la vulnérabilité.
Bon sang, on ne se fissure pas, on n’explose pas en mille morceaux, on ne se déchire pas, et surtout on n’est pas défaillant dès lors qu’on pleure, crie ou toute autre façon qu’a le corps de mettre en chair nos maux. On n’est pas des feuilles, on n’est pas des noix.
Quand on dit « je craque », on sous-titre instantément « je ne devrais pas ».
On s’envoie un colis piégé. Une sentence déguisée en aveu.
Quel accueil on réserve à nos larmes ?
Est-ce qu’elles interrompent le récit ou est-ce qu’elles en font partie ?